Les partis communistes dans les pays sous-développés13/06/19861986Cercle Léon Trotsky/medias/cltnumero/images/1986/06/18.jpg.484x700_q85_box-6%2C0%2C589%2C842_crop_detail.jpg

Les partis communistes dans les pays sous-développés

La dernière réunion du cercle Léon Trotsky a été consacrée aux Partis Communistes des pays européens. L'exposé d'aujourd'hui concernera les Partis Communistes des pays sous-développés.

Bien évidemment, cette division entre les Partis Communistes des pays industrialisés d'un côté, et ceux des pays du Tiers Monde de l'autre, comme toutes les divisions, a quelque chose d'artificiel. Et parmi les Partis Communistes des pays sous-développés, il y a des cas extrêmement différents :

- il y a les partis de pays qui, comme le Brésil ou l'Argentine, possèdent un prolétariat industriel nombreux, et ceux de pays comme le Soudan ou le Népal, où le poids social du prolétariat est beaucoup plus faible ;

- il y a des partis qui, comme leurs homologues européens, sont nés au lendemain même de la révolution russe, qui ont appartenu à l'Internationale Communiste de Lénine et de Trotsky, et il y en a qui n'ont jamais connu l'empreinte d'une formation révolutionnaire, qui sont nés à l'époque stalinienne (dans les années 1930, voire après la Seconde Guerre mondiale), quand ce n'est pas à l'époque khrouchtchevienne ;

- il y a des partis dont le pôle de référence est resté l'URSS, et d'autres qui se réclament plus ou moins du maoïsme, ou qui regardent vers l'Albanie, sans que cela signifie nécessairement, nous le verrons, de bien grandes différences politiques ;

- il y a des partis profondément intégrés à la vie parlementaire de leurs pays, et pour qui le terrain électoral est le principal terrain de la vie politique, et il y a des partis qui depuis des années, sont engagés dans la lutte armée.

Mais malgré tout, séparer d'un côté les Partis Communistes des pays européens hautement industrialisés, des partis des pays sous-développés, est parfaitement légitime. D'une part, parce que les premiers, quand ils ont une base de masse, ont toujours des liens, plus ou moins étroits, avec la classe ouvrière, ce qui n'est pas systématiquement le cas des seconds. Et d'autre part, parce que, dans le cas des partis du Tiers Monde, la commune sujétion de leurs pays à l'impérialisme, le fait que ces pays ne peuvent espérer conquérir un peu d'indépendance qu'en recherchant l'aide de l'URSS, ou dans une moindre mesure de la Chine, créent à ces Partis Communistes, si différents soient-ils par ailleurs, des problèmes politiques analogues.

C'est en tout cas, à travers une série d'exemples, ce que nous voudrions montrer ce soir.

Et la première des remarques qui s'impose, c'est qu'effectivement, il n'existe guère de pays où il n'y ait pas de Parti Communiste. Même là où ils ont subi des défaites profondes, où leurs militants ont été exterminés, où l'on pouvait croire le Parti Communiste éliminé, il s'est bien souvent trouvé des militants pour s'atteler à sa reconstruction.

C'est que d'une part, le choc de la Révolution d'Octobre a été si profond que, des dizaines d'années après, le mot communisme constitue toujours un drapeau pour ceux qui veulent se battre contre l'exploitation et l'oppression. Et c'est aussi que, d'autre part - nous allons le voir - le stalinisme, puis le maoïsme, ont offert à la petite bourgeoisie intellectuelle radicalisée, des modèles politiques séduisants (non seulement bien qu'ils soient différents du bolchevisme, mais précisément parce qu'ils sont différents).

Car c'est là le premier point important à souligner : derrière l'apparente continuité organisationnelle des Partis Communistes, des années 1920 à aujourd'hui, il y a une rupture politique profonde, celle du stalinisme, qui fait qu'entre la politique qui était celle des communistes authentiques des premières années de la révolution russe, vis-à-vis des pays sous-développés, et la politique qu'incarnèrent Staline ou Mao, il y a en fait complète opposition.

La Révolution d'Octobre 1917 : un pôle pour les peuples des pays coloniaux et semi-coloniaux

La révolution prolétarienne d'Octobre 1917 en Russie, puis la victoire remportée par l'armée révolutionnaire, l'Armée Rouge, sur les armées contre-révolutionnaires soutenues par les grandes puissances impérialistes, ont profondément secoué les peuples coloniaux et semi-coloniaux.

Ces centaines de millions d'hommes et de femmes des nations dépendantes, la majorité de la population de la planète, pillés, spoliés, opprimés, frustrés de tous droits, répartis entre les bourgeoisies de quelques grandes puissances impérialistes, objet passif de la politique internationale des grandes puissances, utilisées, suivant l'expression de Lénine, comme simple « engrais pour la culture et la civilisation capitaliste », commençaient depuis quelques années à s'éveiller, et à s'éveiller brutalement.

Après 1905, des révolutions avaient éclaté en Turquie, en Perse, en Chine et au Mexique, et un mouvement d'émancipation nationale avait commencé à ébranler l'empire britannique des Indes.

La guerre, puis la victoire de la révolution russe, constituèrent un formidable catalyseur. La guerre impérialiste d'abord, car en entraînant les peuples de leurs colonies dans le sanglant conflit qui les opposait, pour un nouveau repartage du pactole colonial justement, les puissances impérialistes les entraînaient par la même occasion dans la politique internationale.

A ces hommes enrôlés de force du Sénégal aux Indes, on avait appris le maniement des armes modernes et, surtout, on leur avait appris à ne plus être impressionnés. Ceux qui revenaient de la guerre n'étaient plus les mêmes : ils savaient que l'univers ne s'arrêtait pas à la limite de leur village et de leur région.

Aux yeux de ces hommes, comme aux yeux de bien d'autres dans leur pays, la révolution russe était d'autant plus un exemple que la Russie elle-même était un pays pauvre. Car même si elle opprimait des peuples entiers, elle restait à bien des égards un pays semi-colonial, un pays peuplé dans sa grande majorité de paysans arriérés. Les peuples voisins et tous les peuples coloniaux pouvaient se reconnaître dans son histoire. Et le fait que cette Russie révolutionnaire avait été capable de dénoncer les traités secrets, de dénoncer la politique impérialiste et surtout de vaincre, contre les armées impérialistes et leurs alliés locaux, était en lui-même un encouragement, une façon de montrer que l'impérialisme pouvait être vaincu.

Et puis, si la Russie était une sorte de demi-colonie de l'impérialisme français et anglais, elle était en même temps un État colonisateur à l'égard de quantité de peuples d'Asie. En proclamant le droit de ces peuples, opprimés jusque-là par l'empire des tsars, à disposer d'eux-mêmes, le pouvoir prolétarien ne s'était pas seulement consolidé en Russie, mais il avait donné un exemple qui dépassait de loin les frontières de l'ancien empire des tsars.

Oui, les peuples opprimés qui s'éveillaient au combat pour l'émancipation contre l'oppression impérialiste, regardaient tout naturellement vers la révolution russe. Mais la révolution russe était l'oeuvre consciente du prolétariat révolutionnaire, et la politique de Lénine et de Trotsky, pendant les quelques années où c'étaient eux qui inspiraient la politique de l'Union soviétique - c'est-à-dire où cette politique était communiste révolutionnaire - était de lier les combats révolutionnaires multiformes qui se déclenchaient dans les pays opprimés avec le combat de classe du prolétariat international.

La politique de Lénine et Trotsky vis-à-vis des peuples opprimés

Pour Lénine et Trotsky, la, révolution qui s'était produite en Russie, pays arriéré et immense, à la charnière de l'Europe et de l'Asie, de l'Occident et de l'Orient, était la première bataille gagnée par le prolétariat international dans la lutte contre le règne de la bourgeoisie, et il était évident pour eux que c'est seulement cette lutte menée jusqu'au bout, jusqu'au renversement du système capitaliste à l'échelle de la planète qui pouvait détruire l'impérialisme. Ils savaient et répétaient que, pour construire le socialisme, il fallait les bases matérielles concentrées dans les pays riches. Pour eux, le succès de la révolution allemande était déterminant pour l'avenir de la révolution socialiste. Mais ils savaient aussi que l'on ne viendrait pas à bout du capitalisme mondial, à bout de la bourgeoisie internationale qui avait comme alliées toutes les autres classes exploiteuses, enracinées dans les sociétés où la colonisation avait laissé en place des formes d'exploitation pré-capitalistes, sans que soit libérée toute l'énergie révolutionnaire des centaines de millions d'individus concentrés dans les pays coloniaux et semi-coloniaux.

Ils savaient que la révolution russe n'aurait pas triomphé politiquement sans l'action révolutionnaire des ouvriers russes et, en particulier, sans l'action politique déterminée et précise de cette avant-garde consciente qu'étaient les ouvriers de Pétrograd.

Mais ils savaient aussi que la révolution n'aurait pu vaincre ni à plus forte raison survivre sans la mobilisation et la force des centaines de milliers de paysans que la révolution avait libérés du joug colonial et féodal.

Ils pensaient que, de la même façon, la révolution socialiste à l'échelle du monde ne progresserait pas, ne remporterait pas de victoire sans que la lutte consciemment communiste de l'avant-garde prolétarienne des pays riches ne s'enchaîne avec toutes les luttes de masses contre l'exploitation et l'oppression, en premier lieu les luttes anti-coloniales des pays pauvres.

C'était aux révolutionnaires prolétariens de capter leur formidable énergie. Et le rôle de l'Internationale Communiste était justement de faire le pont entre ces mouvements révolutionnaires d'origine différente, représentant un niveau de conscience différent.

En s'adressant aux représentants des peuples opprimés, les Bolcheviks russes savaient bien sûr que dans les pays coloniaux et semi-coloniaux, la classe populaire qui représentait numériquement la plus importante force révolutionnaire potentielle, n'était pas le prolétariat. C'était cette masse de paysans pauvres qui, de la Chine à l'Amérique latine en passant par l'Afrique du Nord, ne se mettait pas en mouvement et ne pouvait pas se mettre en mouvement, sur les objectifs de classe du prolétariat révolutionnaire. Mais c'était cependant en tant que communiste et en tant que représentant du prolétariat révolutionnaire que Lénine tenait à s'adresser aux peuples de ces pays opprimés.

Car le véritable problème qui se posait était de savoir si ces masses se mettront en branle derrière ou tout au moins en liaison avec le prolétariat révolutionnaire, ou pas.

Et la question ne se posait pas à l'échelle d'un pays, mais à l'échelle du monde entier.

L'Internationale Communiste à ses débuts et les mouvements nationaux

Ce que l'Internationale Communiste avait à dire, d'abord au prolétariat lui-même et surtout au prolétariat des pays développés, c'est qu'il était de leur devoir d'être sans réserve et sans condition du côté des peuples opprimés par l'impérialisme, y compris et surtout par leur propre impérialisme. Une des conditions d'adhésion à l'Internationale Communiste précisait :

« Dans la question des colonies et des nationalités opprimées, les partis des pays dont la bourgeoisie possède des colonies ou opprime des nations, doivent avoir une ligne de conduite particulièrement claire et nette. Tout parti appartenant à la Troisième Internationale a pour devoir de dévoiler impitoyablement les prouesses de « ses » impérialistes aux colonies, de soutenir, non seulement en paroles mais en fait, tout mouvement d'émancipation dans les colonies, d'exiger l'expulsion des colonies des impérialistes de la métropole, de nourrir au coeur des travailleurs du pays des sentiments véritablement fraternels vis-à-vis de la population laborieuse des colonies et des nationalités opprimées et d'entretenir parmi les troupes de la métropole une agitation continue contre toute oppression des peuples coloniaux ».

A une époque où toutes les forces politiques, y compris celles de la social-démocratie réformiste, soutenaient ouvertement ou hypocritement la politique d'oppression coloniale de leur État, ce langage clair attirait vers la Russie soviétique la sympathie de bien des militants, de bien des organisations et des forces politiques de pays opprimés, y compris de celles qui ne se situaient nullement sur le terrain du prolétariat et de sa révolution.

Et Moscou est devenue effectivement un centre de ralliement, aussi bien pour ceux des pays coloniaux qui aspiraient à l'émancipation complète de leur classe laborieuse et qui étaient prêts à se former dans l'optique communiste révolutionnaire, que pour un grand nombre de militants et de dirigeants nationalistes que seule la fin de l'emprise coloniale sur leur pays intéressait. Mais bien sûr, les dirigeants bolcheviks étaient prêts à soutenir aussi ceux-là - mais à les soutenir contre l'impérialisme, mais pas contre leurs peuples.

C'est ainsi que Lénine précisait que :

« En tant que communistes, nous ne devrons soutenir et nous ne soutiendrons les mouvements bourgeois de libération des pays coloniaux que dans les cas où ces mouvements seront réellement révolutionnaires, où leurs représentants ne s'opposeront pas à ce que nous formions et organisions dans un esprit révolutionnaire la paysannerie et les larges masses d'exploités ».

Car pour Lénine, ce qui comptait, c'était que ces masses, ces importantes masses opprimées d'Orient, se mettent réellement en mouvement. Parce qu'alors seulement tout devenait possible, et il précisait, à l'intention des militants communistes de ces pays :

« Nous devons nous rendre compte qu'à elle seule l'avant-garde ne peut effectuer le passage au communisme. Il s'agit d'éveiller l'activité révolutionnaire des masses laborieuses, quel que soit leur niveau, pour les amener à faire preuve d'initiative et à s'organiser ; de traduire dans la langue de chaque peuple la véritable doctrine communiste, destinée aux communistes des pays les plus avancés, de réaliser les tâches pratiques qui doivent être accomplies sans retard et de s'allier dans la lutte commune aux prolétaires des autres pays. «

Et tout en étant pour que le prolétariat révolutionnaire assure son soutien complet aux mouvements révolutionnaires de pays pauvres même dirigés par des forces que l'Internationale Communiste appelait « national-révolutionnaires », Lénine et l'Internationale Communiste étaient partisans qu'en toutes circonstances on regroupe, même dans les pays les moins développés, même là où le prolétariat était très faible, tous ceux qui visaient consciemment la révolution prolétarienne mondiale.

Et une résolution spéciale de l'Internationale Communiste sur les thèses coloniales devait préciser :

« Il est nécessaire de combattre énergiquement les tentatives faites par des mouvements émancipateurs qui ne sont en réalité ni communistes, ni révolutionnaires, pour arborer les couleurs communistes. L'Internationale Communiste ne doit soutenir les mouvements révolutionnaires dans les pays arriérés qu'à la condition que les éléments des plus purs Partis Communistes - et communistes en fait - soient groupés et instruits de leurs tâches particulières, c'est-à-dire de leur mission de combattre le mouvement bourgeois et démocratique. L'Internationale Communiste doit entrer en relations temporaires avec les mouvements révolutionnaires dans les colonies et les pays arriérés, sans toutefois jamais fusionner avec eux et en conservant toujours le caractère indépendant de mouvement prolétarien même dans la forme embryonnaire ».

Profitant du crédit que valait au prolétariat russe la victoire de sa révolution, les dirigeants de l'Internationale Communiste entreprirent, tout comme ils le firent dans les pays impérialistes, de constituer des organisations, des Partis Communistes authentiques, dans les pays coloniaux.

Sans vouloir trop forcer l'analogie, de la même façon que pour toucher les masses prolétariennes des pays impérialistes, l'Internationale Communiste devait en passer par les dirigeants du mouvement ouvrier fortement influencé par le réformisme, dans les pays pauvres, pour trouver le lien avec les masses prolétariennes et, surtout, avec les masses pauvres des campagnes, elle a dû en passer par des militants venus à la révolution communiste pour toutes sortes de raisons, parmi lesquelles le désir d'émancipation nationale était certainement prédominant.

Lorsque des hommes, des militants sont venus alors à Moscou, ils sont venus parce qu'ils étaient déjà engagés dans le combat d'émancipation nationale, en tant que nationalistes révolutionnaires, et toute la stratégie de Lénine et de l'Internationale Communiste, c'était de se servir du poids, de l'expérience, du prestige de la révolution russe pour sélectionner, transformer ceux de ces hommes qui pouvaient l'être et les gagner aux véritables idées communistes et révolutionnaires. Pour cela, il fallait agir sans attendre.

Mais, tout comme en Occident, le temps leur a manqué et les quelques années dont disposait le Parti Bolchevik pour former, aguerrir, des cadres communistes révolutionnaires dans les pays pauvres ont été trop courtes. Et de surcroît dans une Russie prolétarienne elle-même encerclée et en butte à de multiples difficultés, bien peu de forces vraiment compétentes pouvaient être consacrées à cette tâche. Néanmoins si aujourd'hui encore il existe un peu partout dans le monde et dans la grande majorité des pays pauvres des partis qui se revendiquent plus ou moins de la filiation communiste, c'est à cause de la révolution russe ou de son exemple, mais aussi à cause de la volonté conscience, volontariste, des dirigeants communistes de l'URSS d'aller dans ce sens.

La constitution des Partis Communistes

L'origine politique, la trempe des individus, l'expérience révolutionnaire de ceux qui vinrent alors à l'Internationale Communiste, était très variable. La taille des groupes qu'ils entraînaient avec eux aussi.

En Asie, à l'exception des Indes néerlandaises, il n'y avait auparavant pas, ou peu, de mouvements socialistes. Les idées de la révolution russe furent reprises essentiellement par des intellectuels nationalistes auparavant rebutés par le chauvinisme de la social-démocratie européenne.

Mais beaucoup de ces intellectuels se montrèrent incapables de se lier aux masses et les premiers groupes communistes qui se créèrent n'eurent souvent qu'une existence éphémère. Ce qui changea les choses, ce fut la venue de militants formés pendant la guerre au contact des mouvements ouvriers occidentaux, tels Ho Chi Minh.

Il avait rencontré en 1911, alors qu'il était dans l'émigration, des socialistes à Londres et, fin 1917, il avait adhéré aux jeunes Socialistes en France. Il expliquait par la suite son itinéraire politique en ces termes :

« J'avais adhéré au Parti Socialiste Français simplement parce que ces « messieurs-dames » (j'appelais ainsi les camarades du parti) avaient témoigné de la sympathie envers la lutte des peuples opprimés « .

Il participa au congrès de Tours pour dénoncer l'exploitation de l'Indochine par le capitalisme français. Dans son intervention, il déclara : « Nous voyons dans l'adhésion à la Troisième Internationale, la promesse formelle du Parti Socialiste de donner enfin aux questions coloniales l'importance qu'elles méritent « . Il ajoutait : « Je soutenais alors la Révolution d'Octobre par une sorte de sympathie spontanée. Je ne comprenais pas encore toute sa portée historique. J'aimais et je respectais Lénine simplement parce qu'il était un grand patriote qui avait libéré ses compatriotes ; jusque-là, je n'avais encore lu aucune de ses oeuvres » .

En Turquie, en Iran, en Irak, les groupes communistes naissants furent vite confrontés à de dures répressions.

En Amérique latine, il existait déjà, au moment de la révolution russe, un mouvement ouvrier fortement marqué par les traditions du mouvement ouvrier européen importé par des émigrants venus d'Italie, d'Espagne, de France, du Portugal. Les militants qui rallièrent la Troisième Internationale provenaient soit du milieu socialiste, soit des milieux anarchistes et anarcho-syndicalistes qui étaient déjà présents dans la classe ouvrière. Ils emportèrent parfois avec eux des fractions minoritaires mais significatives des partis ouvriers existants

Mais il n'y eut pas la montée révolutionnaire durable à laquelle les dirigeants bolcheviks voulaient vite se préparer. La révolution fut vaincue en Allemagne, en Hongrie, en Finlande ; elle avait été étouffée en Italie, empêchée d'éclore en France. Le prolétariat était partout en recul. Seul le prolétariat russe n'avait pas été vaincu par la bourgeoisie. Mais le recul du prolétariat commençait à affecter l'État mis en place par le prolétariat révolutionnaire lui-même.

La consolidation générale du pouvoir de la bourgeoisie face au prolétariat laissait les mains libres aux puissances impérialistes face à leurs colonies. Ce fut une période d'offensive du Capital, dure pour les peuples esclaves. La morgue coloniale des puissances impérialistes victorieuses alimentait cependant la haine et l'aspiration à se libérer un peu partout. Mais, un peu partout, c'était surtout l'intelligentsia qui était en effervescence.

Et pourtant, dans le contexte de recul du milieu des années vingt, c'est le prolétariat d'un pays pauvre qui s'est retrouvé en situation de relancer la lutte de classe du prolétariat. Et quel pays pauvre ! Le plus peuplé du monde, un des plus pauvres aussi, et des plus humiliés par toutes les puissances impérialistes : la Chine elle-même.

Le Parti Communiste Chinois et l'étranglement de la révolution chinoise.

A partir de 1923, une révolution était en train de mûrir à grande vitesse. Un mouvement nationaliste bourgeois, le Kuomintang, et le mouvement ouvrier se sont mis à grandir tous les deux très rapidement et de façon conjointe. Le tout jeune Parti Communiste Chinois, fondé par des intellectuels venus du nationalisme comme Chen Diu Xiu, ou par d'autres, plus jeunes, gagnés au communisme dans l'émigration en France, comme Chou En-Laï, voyait s'ouvrir devant lui d'immenses possibilités.

Le mouvement nationaliste bourgeois entraîna un mouvement de masse important, parmi les pauvres des villes comme dans les campagnes. Il était mis en branle tout à la fois contre les seigneurs féodaux qui dépeçaient la Chine en maintenant sa paysannerie dans l'esclavage, et contre les puissances impérialistes qui occupaient les grandes villes chinoises, contre leurs canonnières et leur morgue.

Les communistes, qui avaient intégré le parti nationaliste bourgeois du Kuomintang, recrutèrent aussi, ils accrurent leur audience parmi les plus pauvres et pouvaient postuler à la direction du jeune prolétariat chinois.

Mais le Parti Communiste Chinois démissionna politiquement face au mouvement nationaliste bourgeois. Tout en conquérant du crédit sur les travailleurs des villes, et en commençant à en conquérir parmi les paysans pauvres, il ne chercha pas à les organiser sur une base de classe, ni à leur proposer une politique de classe.

Lorsque, en 1926, le Kuomintang leva une armée à Canton, la grande ville du Sud, pour conquérir le Nord contre les féodaux, cette année était entraînée par des conseillers soviétiques et en partie encadrée par des responsables communistes. Mais c'est le nationaliste Tchang Kai Chek qui commandait.

Et malgré un premier coup d'État à Canton qui sonnait comme un avertissement et où Tchang Kai Chek arrêta des militants et des dirigeants communistes, le Parti Communiste restait organisationnellement dans le Kuomintang et politiquement dans son sillage. Il ne proposait pas une politique indépendante aux prolétaires chinois et, en leur nom, aux masses pauvres. Il leur disait, par son propre exemple, qu'il fallait faire confiance aux dirigeants du Kuomintang. Pour reprendre l'expression de Trotsky : le Parti Communiste Chinois « compromit le drapeau du marxisme et se transforma en instrument secondaire de la révolution bourgeoise ».

Ce furent pourtant les révoltes paysannes contre les féodaux, ainsi que les grèves, les insurrections armées des prolétaires dans les villes qui ont permis à l'armée nationaliste du Kuomintang de voler de succès en succès au détriment des seigneurs de guerre féodaux, et de réussir la conquête de la Chine. Mais, lorsque les armées nationalistes eurent atteint la grande ville de Shangaï où les travailleurs s'étaient soulevés, s'étaient battus pour soutenir ces armées et lui avaient pratiquement livré une ville déjà conquise, Tchang Kai Chek retourna brutalement la situation. Il avait passé un accord avec les riches chinois que le mouvement de masse inquiétait, ainsi qu'avec les hommes d'affaires anglais, américains et français de Shangaï, et s'était dressé contre les ouvriers. Les travailleurs de Shangaï finirent par succomber dans une bataille sanglante, déclenchée par ceux-là mêmes à qui le Parti Communiste disait qu'il fallait faire confiance. Des milliers d'ouvriers ont été massacrés. Les militants communistes, systématiquement pourchassés, furent torturés et assassinés. Et les massacres se poursuivirent par la suite dans les campagnes où les troupes de Tchang Kai Chek s'opposaient désormais brutalement aux soulèvements paysans, fusillaient les paysans considérés comme rouges, et prêtaient main forte aux propriétaires terriens.

L'espoir qui s'était ouvert devant la classe ouvrière et les exploités chinois, se transformait en catastrophe. Et le Parti Communiste, incapable de permettre au prolétariat chinois de se défendre, payait lui-même cher sa politique. Après quelques soubresauts encore, il fut chassé des villes pour une longue période, réduit à l'état de petite secte sans influence dans la classe ouvrière et, quand il réapparut, bien plus tard, ce fut sur de tout autres bases que celles de la révolution prolétarienne.

Le stalinisme et l'abandon de l'internationalisme prolétarien

La tragédie de la révolution chinoise, au-delà de l'immaturité du jeune Parti Communiste Chinois, illustra le tournant de l'Internationale Communiste elle-même.

La direction de l'Internationale Communiste, comme la direction du Parti Communiste Russe, s'occupait en effet directement de la révolution chinoise. Le Parti Communiste était encadré, conseillé par des cadres envoyés par l'Internationale Communiste, tout comme le Kuomintang avait des conseillers soviétiques. Et surtout, la politique du Parti Communiste Chinois était directement inspirée par Moscou.

Mais à Moscou, le pouvoir n'appartenait plus à la fraction révolutionnaire du prolétariat. Isolé, l'État soviétique russe s'est bureaucratisé à grande vitesse. Et cette bureaucratie en voie de consolidation était en train de sélectionner celui qui devait la diriger et l'incarner pour un quart de siècle, Staline.

Contrairement aux Lénine, Trotsky, à tous ces militants communistes révolutionnaires dévoués corps et âme à la révolution prolétarienne, qu'ils n'ont jamais envisagée autrement que mondiale, la bureaucratie ne cherchait plus l'extension de la révolution. Elle avait ouvertement annoncé, avec la théorie du socialisme dans un seul pays, en 1925, que désormais sa révolution à elle était faite. Oh, la bureaucratie n'en était pas encore, à cette époque-là, à écraser directement une révolution. Mais elle en était à considérer une révolution, comme celle en Chine, comme un champ de manoeuvres bureaucratiques, comme un moyen de consolider son propre pouvoir en Russie, par des alliances avec des gens comme Tchang Kai Chek, sans chercher, en même temps, à préparer le prolétariat aux affrontements inévitables avec sa bourgeoisie.

Pour que la révolution chinoise triomphe comme révolution prolétarienne, comme avait triomphé dix ans auparavant la révolution prolétarienne en Russie - ce qui était peut-être possible - il aurait fallu une politique précise, ferme, élaborée, exécutée par des révolutionnaires qui n'avaient aucune autre préoccupation, aucune autre ambition que celle de permettre au prolétariat chinois de prendre la tête de ces masses paysannes opprimées qui venaient de se mettre en mouvement. Et ce n'était certainement pas l'unique préoccupation ni de Staline, ni de la bureaucratie sur laquelle il s'appuyait, ni de ces envoyés de l'Internationale Communiste, aventuriers ou fonctionnaires, mais certainement pas des militants révolutionnaires professionnels susceptibles de former, dans le feu des événements, le jeune Parti Communiste Chinois, et aptes à lui permettre de conquérir le pouvoir à la tête du prolétariat.

Alors, oui, l'Internationale Communiste n'a pas eu le temps dé former, dans les pays pauvres, pas plus que dans les pays riches, une génération de militants communistes révolutionnaires convaincus et compétents. Elle est devenue, en quelques années, un instrument de la politique extérieure de Staline et de la bureaucratie. Et lorsque, dans les années suivantes, de nouveaux Partis Communistes se créèrent, lorsque de nouveaux militants de pays opprimés se sont tournés vers Moscou, lorsqu'on les influença ou lorsqu'on les transforma, ce fut dans le sens de l'obéissance à la bureaucratie russe, et jamais pour qu'ils deviennent des militants ou des dirigeants communistes révolutionnaires. Or ceux qui venaient à partir des mouvements nationalistes révolutionnaires, ne devenaient, pas des communistes révolutionnaires, et personne, à Moscou, ne cherchait plus à ce qu'ils le deviennent. Bien souvent, on se contentait de badigeonner leur nationalisme d'un vernis communiste. Et lorsque leur nationalisme devenait gênant du point de vue de l'obéissance à Moscou, on se contentait de les mettre à la porte.

Les vagues suivantes de montées révolutionnaires trouveront bien souvent, dans les pays pauvres, des Partis Communistes, certains finiront même par s'emparer du pouvoir. Mais aucun de ces Partis Communistes ne représenta plus, d'aucune manière, les intérêts du prolétariat mondial et les perspectives de la révolution communiste.

Les Partis Communistes sacrifiés aux intérêts de la bureaucratie russe ou de ses alliés

Après l'écrasement de la révolution chinoise, la politique ultra-gauchiste menée par l'Internationale Communiste, celle dite de la « troisième période », ne favorisa évidemment pas le développement des Partis Communistes, d'autant que pratiquement partout dans le monde existait une situation de recul du mouvement de masse. Mais les conditions mêmes de cette période réalisaient la sélection d'un certain type de militants, dévoués corps et âme à leurs partis qui, s'ils ne recrutaient guère, s'ils voyaient même souvent leurs effectifs se réduire, bénéficiaient devant les masses du prestige lié à leur apparente combativité.

Quand se produisit, un peu partout dans le monde, la remontée du mouvement de masse qui devait culminer en France et en Espagne en 1936, cette image des Partis Communistes, ces qualités de leurs militants, leur permit dans nombre de cas de connaître un développement sans précédent.

Mais ces années furent aussi, en même temps, celles d'un nouveau changement d'orientation de l'Internationale Communiste, marqué, en 1935, par la signature du pacte Laval-Staline, et par l'adoption de la stratégie des « Fronts Populaires ».

1936-38 dans les colonies françaises

Ce fut bien entendu dans les colonies de l'impérialisme français que l'alliance militaire entre l'URSS et la France entraîna le virage politique le plus spectaculaire. Jusque-là, la politique des Partis Communistes était restée, en paroles du moins, fidèle à l'internationalisme prolétarien, et solidaire des mouvements d'émancipation des peuples coloniaux.

C'est ainsi qu'en 1925, le télégramme de félicitations envoyé par Doriot, au nom du Parti Communiste Français, à Abd-el-Krim, qui menait alors au Maroc la lutte armée contre les troupes françaises et espagnoles, avait scandalisé le monde bourgeois.

Mais dix ans plus tard, en 1936, le leader du Parti Communiste Marocain, Léon Sultan, déclarait, lui : « Notre grand Parti Communiste aidera de toute son énergie à l'émancipation du peuple marocain sous la conduite généreuse et fraternelle de la République française « ... sans préciser, bien sûr, ce qu'il ferait si la République française ne se montrait pas si généreuse et si fraternelle que cela.

Le Parti Communiste Algérien prit, pour les mêmes raisons, le même virage. Comme le Parti Communiste Marocain, il était encore à cette époque-là essentiellement constitué de militants d'origine européenne, et il avait dû, dans les années vingt, mener toute une lutte dans ses propres rangs, pour imposer la défense de mots d'ordre favorables à l'indépendance. Mais à partir de 1936, il ne fut plus question dans sa presse que d'union « librement consentie au grand peuple-frère de France » , en même temps que le leader nationaliste Messali Hadj, ancien allié du PCA, était dénoncé comme un « agent du colonialisme et de l'impérialisme ».

Au IXe congrès du PCF, en 1937, Thorez déclarait. « L'intérêt des peuples coloniaux est dans leur union avec le peuple de France » et le secrétaire du PCA, Qaddour Belkaïm, lui répondait en écho : « Nous savons qu'à l'heure actuelle l'union du peuple d'Algérie et du peuple de France est nécessaire et qu'elle le sera toujours » . La presse du PCA n'hésitait d'ailleurs pas à écrire, en 1938 : « C'est faire le jeu du fascisme international que de se livrer à des provocations en réclamant l'indépendance » .

Inutile de dire que ce n'est pas le genre de politique qui pouvait favoriser le recrutement de ces partis parmi les Algériens ou les Marocains désireux de lutter contre l'oppression coloniale.

Mais si les colonies françaises constituaient un exemple particulièrement spectaculaire, c'est dans le monde entier que les Partis Communistes se devaient de modifier leur propagande au gré des zigzags diplomatiques de l'URSS.

En Amérique latine

C'est ainsi que le même dirigeant du Parti Communiste Argentin Gonzalez Alberdi, pouvait écrire successivement :

- en 1933 : « Roosevelt est aussi impérialiste que Hoover »,

- en 1938 : « Les nations du continent ont compris qu'une collaboration étroite avec Roosevelt - qui ne peut pas être considéré comme l'expression des forces impérialistes qui existent au nord - ne diminue en rien l'autonomie de chaque pays » ,

- et deux ans plus tard, en 1940 (pendant le pacte germano-soviétique) : « Au nom de la lutte contre le nazisme, l'impérialisme yankee conspire contre les libertés publiques des pays américains » .

Après l'entrée en guerre des États-Unis en décembre 1941, toute nuance critique disparut dans la propagande des différents Partis Communistes latino-américains par rapport aux USA. A les en croire, l'impérialisme américain se mua en un partenaire économique bienveillant, et le principal dirigeant du Parti Communiste Argentin, Codovilla, écrivait par exemple en 1944 que « les États-Unis et l'Angleterre arriveront à un accord sur la politique économique à suivre en Amérique latine, avec le but de contribuer au développement économique, politique et social, dans un sens progressiste... « .

Mais en attendant cet âge d'or, il ne fallait surtout pas gêner la machine de guerre anglo-américaine. Et dans le mouvement ouvrier, les Partis Communistes latino-américains se déclarèrent ouvertement opposés à toute grève susceptible de gêner l'approvisionnement des alliés en matières premières, ou le ravitaillement de leurs armées.

Dans le même temps les partis bourgeois qui, dans chaque pays, étaient partisans de la participation à la guerre aux côtés des USA, devinrent pour les Partis Communistes des gentils démocrates que les travailleurs devaient soutenir.

Cette politique permit à quelques Partis Communistes latino-américains de participer pour la première fois, et pour peu de temps d'ailleurs, à des gouvernements bourgeois. Ce fut le cas du Parti Communiste Chilien, à la fin de la guerre, dans un gouvernement de Front Populaire. Ce fut le cas aussi, en 1943-44, du Parti Communiste Cubain, dans le gouvernement du général Batista, celui-là même que Fidel Castro devait renverser quelque quinze ans plus tard... Mais n'anticipons pas. En 1943, le Parti Communiste Cubain le présentait comme le modèle des démocrates.

Cependant la plupart des Partis Communistes latino-américains n'eurent pas même cette consolation, et beaucoup gaspillèrent tout le crédit qu'ils avaient pu gagner auprès de la classe ouvrière dans la période précédente, en menant une telle politique de soutien ouvert à l'impérialisme américain et à leur bourgeoisie nationale.

Au Mexique, par exemple, le Parti Communiste disposait au début de la guerre d'une influence considérable dans les syndicats, acquise lors de la vague de syndicalisation et de grandes luttes sociales qui s'ouvrit en 1933. C'est un de ses compagnons de route, Lombardo Toledano, qui créa et dirigea la puissante CTM (Confédération des Travailleurs Mexicains). Mais après 1941, ce même Lombardo Toledano déclara que : « durant la guerre contre l'axe nazi-fasciste, la classe ouvrière d'Amérique latine ne doit pas employer la grève comme instrument de lutte normal ».

En 1945, la CTM signa même avec l'Association patronale un pacte d'unité nationale que l'organe du Parti Communiste Mexicain qualifia « d'historique » , de « base solide pour le développement et le progrès du pays » en expliquant qu'il reflétait les nouvelles conditions qui existaient dans le Mexique et dans le monde, qui « rendaient obligatoire l'alliance des ouvriers avec les capitalistes » .

Mais au Mexique comme ailleurs, la reconnaissance n'est pas la vertu dominante des classes possédantes. Et lorsque quelques années plus tard survint la guerre froide, le Parti Révolutionnaire Institutionnel (PRI), le parti qui gouverne le Mexique depuis plus de soixante ans, lança une offensive pour conquérir la confédération syndicale CTM. Lombardo Toledano et les responsables communistes en furent d'autant plus facilement exclus qu'ils ne bénéficiaient plus du prestige qui avait été le leur dans les années trente, qu'ils avaient gaspillé leur crédit en menant cette politique anti-ouvrière. Et le Parti Communiste Mexicain n'a jamais regagné ces positions. Depuis près de quarante ans, c'est le PRI qui contrôle totalement l'appareil des syndicats mexicains.

L'exemple du Parti Communiste Argentin

L'exemple du Parti Communiste Argentin est encore plus spectaculaire. A la veille de la guerre, il avait un poids considérable dans le mouvement syndical, qu'il avait gagné en dirigeant des luttes, en particulier une longue grève de la construction, de plusieurs mois, en 1935-36, qui se termina par un succès des travailleurs.

En quelques années, le Parti Communiste Argentin avait gagné la direction de quelques-uns des plus grands syndicats industriels : la construction, la viande, la métallurgie, le textile...

Mais lui aussi, durant la guerre, se transforma en adversaire de toute grève. On vit même en 1943, lors d'une grève du syndicat de la viande (production importante en Argentine, et produit d'exportation destiné au ravitaillement des armées alliées), le gouvernement fretter un avion pour aller chercher le dirigeant communiste de ce syndicat, Jose Peter, qui était alors emprisonné dans l'extrême-sud du pays, dans la Terre de Feu, afin de l'amener parler à Buenos-Aires dans une assemblée générale des grévistes. Et Peter utilisa tout son prestige de dirigeant ouvrier qui ne reculait pas devant la prison, pour exhorter les travailleurs à cesser la grève afin d'aider à la guerre contre le nazisme, et à reporter leurs revendications pour après la fin de cette guerre. Peter réussit d'ailleurs, mais chacun des succès de ce genre portait un coup au Parti Communiste Argentin.

Celui-ci allait d'ailleurs, bien avant la guerre froide, se trouver dans une situation particulièrement difficile, parce qu'il se trouva en outre confronté à la montée du péronisme.

La bourgeoisie argentine avait en effet accumulé tant de profits, au cours de cette période de la guerre, où la pression de l'impérialisme anglais qui la dominait traditionnellement avait pratiquement disparu, et où elle pouvait vendre facilement et cher son blé et sa viande aux belligérants, qu'elle avait la possibilité d'acheter la paix sociale en lâchant quelques miettes à la classe ouvrière.

Peron, ministre du Travail en 1943, vice-président de la République en 1944, cherchait en même temps un soutien populaire pour essayer de s'opposer à la pénétration croissante de l'impérialisme américain, qui tentait d'occuper la place laissée vacante par les Anglais, du fait de la guerre.

La politique pro-américaine du Parti Communiste Argentin l'amena donc à s'opposer au péronisme au moment justement où celui-ci, par toute une série de concessions, comme les congés payés, le treizième mois, se gagnait de larges sympathies dans la classe ouvrière.

Lors des élections présidentielles de 1946, Peron se présenta en axant sa campagne sur le thème : « Peron ou Braden » Braden étant le nom de l'ambassadeur américain qui orchestrait, et finançait notoirement, la campagne anti-péroniste. Le Parti Communiste Argentin, lui, soutint le candidat de Braden. C'était pousser les travailleurs argentins dans les bras du péronisme, faciliter la tâche de Peron qui voulait, pour encadrer la classe ouvrière, des syndicats contrôlés par un appareil à sa dévotion.

En quelques années, le Parti Communiste Argentin perdit pratiquement toute son influence syndicale. Et plus de trente ans après la chute de ce péronisme première manière, il ne s'en est pas encore remis, et est bien loin de jouir, dans la classe ouvrière, d'une influence comparable à celle du péronisme.

Mais quittons le nouveau monde, pour revenir dans l'ancien. La fin de la Seconde Guerre mondiale marqua aussi le début de l'ère de décolonisation. Mais en 1945 comme en 1936, l'alignement sur la politique extérieure de l'URSS empêcha un certain nombre de Partis Communistes de mettre à profit l'ébullition politique de cette période pour se développer.

Le Parti Communiste Algérien : de l'alignement sur les intérêts de l'impérialisme français à sa disparition

Le cas le plus symbolique, en ce domaine, est celui d'un parti dont nous avons déjà évoqué l'histoire précédemment, c'est celui du Parti Communiste Algérien, qui lors des émeutes qui se déroulèrent dans le Constantinois le jour même de la capitulation allemande, le 8 mai 1945, épousa entièrement la cause de l'impérialisme français.

Le PCA avait pourtant fait un effort, après la période du Front Populaire, pour renforcer ses liens avec la population algérienne, et pour répondre aux aspirations nationales de celle-ci.

En 1940, pendant, il est vrai, la période du pacte germano-soviétique, il avait de nouveau pris position pour l'indépendance de l'Algérie et recherché « l'unité de combat » avec les nationalistes du Parti Populaire Algérien.

Après l'entrée des troupes allemandes en URSS, en 1941, le PCA commença cependant à rectifier sa position, pour dire qu'il était « impossible de réclamer l'indépendance dans l'immédiat à un gouvernement fasciste à la solde de l'Axe » .

Mais le virage fut encore plus net après le débarquement américain en Afrique du Nord de novembre 1942, qui libéra des centaines de membres de l'appareil du PCF qui se trouvaient internés par le gouvernement de Vichy en Algérie, et qui prirent le contrôle de la direction du PCA. Désormais, l'objectif était « l'union totale entre le peuple algérien et le peuple français dans la lutte contre le fascisme pour une Algérie libre, amie de la France délivrée » .

Et en mai 1945, le PCA condamna les manifestations de Sétif et de Guelma, en dénonçant « la collusion criminelle des faux nationalistes du PPA avec la haute administration non épurée et les soutiens du fascisme » . Il est vrai que le parti frère français était alors au gouvernement qui dirigeait la répression.

C'était un nouveau handicap, et de taille, dans la concurrence qui opposait le PCA aux nationalistes. Mais la période de la guerre froide permit de nouveau au PCA d'essayer de regagner du terrain sur ceux-ci. En 1949, il affirma à son 5e congrès que son objectif prioritaire était « la lutte pour la libération nationale, pour l'instauration d'une république algérienne démocratique et sociale avec son Parlement, sa Constitution et son gouvernement » . En même temps, le PCA s'efforçait de développer son implantation dans la population d'origine musulmane. A la veille de la guerre, la moitié de ses effectifs était constituée par des Algériens. Et avec ses six ou sept mille militants, il était la deuxième force politique du pays, loin il est vrai derrière le MTLD (Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques, de Messali Hadj), qui comptait entre vingt et vingt quatre mille adhérents.

Le déclenchement de l'insurrection, à la Toussaint 1954, par le petit groupe qui allait constituer le FLN, prit le PCA, comme Messali Hadj d'ailleurs, au dépourvu. Et le PCA mit plusieurs mois à s'apercevoir que celle-ci changeait fondamentalement les conditions de son action. En 1955, il condamnait encore « la rébellion dirigée et animée par un organisme irresponsable, alors que ni objectivement, ni subjectivement, les conditions de réussite d'une insurrection armée ne sont réalisées en Algérie » .

En 1956, essayant de prendre en marche le train de la lutte armée, le PCA essaya de mettre sur pied ses propres maquis. L'opération avait sans doute, de toute manière, peu de chances de réussir, car le FLN ne tolérait pas ce genre de concurrence, et avait alors déjà les moyens de l'empêcher. Mais la position du PCA fut rendue plus inconfortable encore, moins crédible, par la politique son parti frère français.

Au même moment, en effet, celui-ci votait les pouvoirs spéciaux à Guy Mollet, qui les utilisait pour intensifier la guerre contre le peuple algérien. Et il faudra attendre septembre 1959 (c'est-à-dire que de Gaulle commence à envisager publiquement des négociations avec le FLN) pour que le PCF prenne position pour la « franche reconnaissance de l'indépendance « , car jusque-là il se contentait de dire qu'il était pour « la paix en Algérie « sans préciser dans quel cadre.

Mais en septembre 1959, il y avait déjà longtemps que le PCA avait été contraint de s'intégrer au sein du FLN.

Après l'indépendance, il reparut quelques mois au grand jour. Mais interdit en novembre 1962 par le gouvernement de Ben Bella, le PCA disparut même en 1968 de l'Encyclopédie soviétique, les dirigeants russes étant soucieux de ne pas froisser le gouvernement algérien.

Ce fut la deuxième mort, et la plus symbolique, du parti qui le premier s'était prononcé pour l'indépendance de l'Algérie.

Et ce n'est pas un cas unique, car il ne manque pas de pays où les militants des Partis Communistes, clandestins, pourchassés, emprisonnés, ont dû, pour plaire à la bureaucratie du Kremlin, chanter les louanges de leurs tortionnaires.

Égypte, Irak : les Partis Communistes soutiennent des dictateurs qui les écrasent

A chaque fois en effet qu'accède au pouvoir quelque part dans le monde un régime qui essaie de gagner un peu d'indépendance par rapport à l'impérialisme, la seule politique de l'URSS - depuis la fin de ses amours avec les dirigeants occidentaux, en 1947 - consiste à essayer d'améliorer le rapport de force diplomatique en sa faveur, en offrant ses services au régime en question. Et dans le cadre de cette politique, la seule chose que les dirigeants du Kremlin demandent au Parti Communiste d'un tel pays, et par son intermédiaire aux travailleurs, c'est de soutenir ces dirigeants prétendument anti-impérialistes, même si leur régime est la pire des dictatures.

L'un des exemples les plus connus en ce domaine est celui du Parti Communiste Égyptien, dont pendant des années les militants - pour être dans la ligne de leur parti - devaient soutenir le régime nassérien du fond de leur prison.

Personne ne pouvait pourtant se tromper longtemps sur la nature ouvertement anti-ouvrière du régime qui se mit en place en Égypte en 1952, après le renversement du roi Farouk par l'armée. Car les « officiers libres », comme ils s'appelaient eux-mêmes, qui prirent alors le pouvoir, eurent à coeur de vite démontrer comment ils entendaient se comporter par rapport au mouvement ouvrier.

En effet, dans les jours qui suivirent le renversement de Farouk, des échos de grèves et d'occupations parvenaient des grands centres ouvriers du pays. A Kafr-el-Dawar, près d'Alexandrie, le syndicat de la Beyda-Dyers décida la grève. Les deux dirigeants syndicaux haranguèrent la foule des ouvriers et des paysans des environs, pour parler des temps nouveaux qui allaient venir, de la fin de l'injustice et de l'oppression. Le jour même, l'armée cernait l'usine, dispersait les manifestants, instituait un tribunal militaire qui jugeait et condamnait à mort les deux dirigeants ouvriers. La sentence était lue dans la cour de l'usine. Le lendemain, ils étaient exécutés.

Quelques mois plus tard, tous les partis politiques étaient interdits en Egypte, le régime du parti unique institué.

Pour les militants communistes, cela de toute façon ne changeait pas grand chose, car il y avait des années qu'ils étaient réduits à l'illégalité, persécutés. Mais ce qui changeait, pour la politique de leur parti, c'était que le nouveau régime égyptien, pour pouvoir résister aux pressions de l'impérialisme, cherchait des appuis à l'Est.

Oh, Nasser n'en changea pas pour autant de politique vis-à-vis du Parti Communiste Égyptien. Les dirigeants, les militants emprisonnés restèrent en prison. Mais l'URSS n'en demandait pas tant à Nasser. Ce qu'elle souhaitait, c'était au contraire que le Parti Communiste Egyptien lui facilite les choses. Et celui-ci n'y manqua pas.

C'est dans le camp de concentration de Abou Zaabal, que les officiers des renseignements généraux appelaient « la nécropole des vivants » (sinistre ironie dans ce pays de nécropoles antiques), que les dirigeants du Parti Communiste Égyptien adoptèrent la tactique du front national tacite avec les militaires dans les domaines politiques, économiques et sociaux.

C'est de là que partirent, dès novembre 1955, les premières motions d'appui à Nasser... qui, il est vrai, insistaient tout de même sur la nécessité de rétablir les libertés démocratiques.

Et toutes ces bassesses vis-à-vis de la dictature égyptienne n'empêchèrent nullement, quelques années plus tard, le successeur de Nasser, Sadate, de se débarrasser des techniciens et des conseillers soviétiques, le jour où les méandres de sa diplomatie le rapprochèrent des USA.

Et le cas du Parti Communiste Égyptien ne constitue nullement une exception.

En Irak, le 14 juillet 1958, un coup d'État militaire renversa la dynastie hachémite. Mais les militaires n'étaient pas d'accord entre eux. Deux tendances s'opposaient au sein de l'armée. L'une, qui avait à sa tête le colonel Aref (l'homme qui avait dirigé le putsch) souhaitait que l'Irak soit la province irakienne de la République Arabe Unie, sous la direction du leader arabe Nasser, dans la perspective d'une unité arabe totale. Cette tendance jouissait de nombreuses sympathies dans l'armée. Mais le nouveau chef de l'État, le général Kassem, incarnait, lui, une autre tendance, favorable au maintien de, l'indépendance irakienne.

Contre les nasséristes, le général Kassem choisit de s'appuyer sur la gauche, y compris sur le Parti Communiste. Et l'URSS apporta évidemment son soutien au chef de l'État, puisqu'il voulait bien l'accepter.

Aref lui-même fut très vite écarté du gouvernement. Mais la lutte contre les nasséristes se poursuivit durant toute l'année 1959, marquée par une tentative de coup d'État de ces derniers au mois de mars et par un attentat manqué contre Kassem en octobre.

Pendant toute cette période Kassem bénéficia du soutien du Parti Communiste, qui regrettait certes les limites de la réforme agraire, mais qui expliquait qu'elle était bien plus démocratique qu'en Égypte. En échange, si le Parti Communiste n'avait pas été officiellement légalisé, il vivait au grand jour. Et sa presse était légale.

Les organisations contrôlées par le Parti Communiste jouissaient de la faveur gouvernementale. Le congrès des Partisans de la Paix réunit à Mossoul, en mars 1959, plusieurs dizaines de milliers de personnes, amenées par trains, avec des billets à demi-tarif. Un mois plus tard, les mêmes Partisans de la Paix organisaient à Bagdad une manifestation de trois jours qui aurait d'après certaines sources réuni un million de personnes, et dont le discours inaugural fut prononcé par Kassem lui-même.

Mais le danger nassérien une fois éliminé, la politique de Kassem vis-à-vis du Parti Communiste se modifia bien vite. Il commença par lâcher la bride à tout ce que le pays comptait d'anticommunistes. A Mossoul, à Bagdad, se constituèrent des comités clandestins de règlements de comptes, exécutant en pleine rue ceux qu'ils nommaient les rouges, bastonnant, séquestrant, barbouillant les murs d'inscriptions menaçantes.

Au mois d'octobre 1960, le journal du Parti Communiste était interdit. Pour une fois, la Pravda protesta. Cela n'arrêta pas Kassem. Des militants furent condamnés à mort et exécutés... pour avoir défendu le régime contre la tentative de coup d'État nassérienne de l'année précédente. Avant la rentrée universitaire, les facultés furent purgées de leurs éléments « troubles ».

Revenant aux méthodes qui avaient cours sous la monarchie, Kassem faisait traquer les publications secrètes, interdisait la vente de machines à écrire sans autorisation, traduisait en cour martiale les militants communistes soupçonnés d'essayer de faire vivre leur organisation dans la clandestinité, fermait les locaux de toutes les organisations de gauche.

Ce fut aussi le cas, en mai 1961, des Partisans de la Paix, devant lesquels Kassem avait pris la parole un an plus tôt. Avec l'humour des bourreaux, le gouvernement expliqua que cette association n'avait plus de raison d'être, puisque tout le monde dans le pays était désormais partisan de la paix.

Les Partis Communistes à la tête de révolutions nationales victorieuses

Mais dans l'histoire des Partis Communistes des pays sous développés, il n'y eut quand même pas que des défaites.

Dans la période qui suivit la Seconde Guerre mondiale, un certain nombre d'entre eux se retrouvèrent même au pouvoir.

Nous laisserons de côté le cas des partis des pays dits de « démocratie populaire », qui durent cette accession au pouvoir non pas à leur politique, mais à la présence de l'armée russe et à l'intervention directe de l'URSS. C'est un autre problème.

Mais il y eut tout de même quelques Partis Communistes qui prirent le pouvoir en s'appuyant sur les mouvements sociaux nationaux et qui depuis servent de modèle de référence aux petits bourgeois nationalistes attirés par le stalinisme.

Le premier de ces cas fut historiquement celui de la Yougoslavie. A l'époque où le Parti Communiste Yougoslave s'installa au pouvoir à Belgrade, cela n'apparut d'ailleurs pas comme un phénomène foncièrement différent de ce qui se passait dans le reste de l'Europe de l'Est. Ce fut en 1948-49, au moment de la rupture entre Tito et Staline, que le cas yougoslave apparut comme quelque chose d'original. Le processus qui amena Tito au pouvoir fut pourtant bien différent de ce qui se passa dans les autres démocraties populaires et c'est d'ailleurs ce qui donna à la Yougoslavie la possibilité d'échapper au contrôle de l'URSS.

Le Parti Communiste Yougoslave prend la tête de la résistance nationale et s'empare du pouvoir

La Yougoslavie était au moment de la Deuxième Guerre mondiale un pays récent, créé par les vainqueurs de 1918, qui regroupèrent autour de la Serbie une multitude de peuples slaves aux langues et religions différentes, aux structures sociales dissemblables.

Cet État dictatorial avait été totalement incapable de résoudre les deux principaux problèmes qui se posaient dans un pays resté essentiellement sous-développé : la question nationale et la réforme agraire.

Le Parti Communiste Yougoslave fut fondé en 1919 et, particularité qui ne le quitta plus, il avait, lui, contrairement aux autres formations politiques du pays, dont les assises étaient essentiellement régionales, des partisans dans toutes les régions.

Pourchassés, emprisonnés et parfois même assassinés, les militants communistes vécurent durant les années vingt et trente la période la plus sombre de leur histoire.

En 1939 à la veille de la guerre, il était devenu un parti peu connu et peu implanté. Malgré ce handicap, il était, trois ans plus tard, le plus important sinon le seul parti yougoslave capable de tenir tête aux armées allemandes et italiennes, gouvernant de fait un vaste territoire libéré.

Après l'invasion de la Yougoslavie par l'armée allemande, en 1941, la disparition pure et simple du pouvoir d'État autre que celui des occupants, l'absence de liens politiques entre les provinces, rendirent l'organisation d'une résistance nationale extrêmement difficile. Mais ce furent justement ces difficultés qui offrirent une chance inattendue au Parti Communiste. Car pour peu nombreux que fussent en 1941 les militants communistes, ils constituaient désormais, la seule organisation politique ayant des attaches dans toutes les parties du territoire démembré, la seule aussi qui parlait au nom d'un nationalisme yougoslave.

En menant cette politique, le Parti Communiste Yougoslave allait dans le sens des consignes de Moscou. Pour Staline, en effet, à l'alliance entre l'impérialisme et la bureaucratie russe, devait correspondre dans chaque nation européenne une alliance des forces politiques allant des communistes jusqu'à la bourgeoisie nationale anti-allemande. Le Parti Communiste Yougoslave appliquant fidèlement ces instructions, axa toute sa propagande autour des points suivants : résistance nationale pour sauvegarder et reconstruire la patrie yougoslave.

Le programme social du conseil antifasciste créé par le Parti proclamait : « l'inviolabilité de la propriété privée » et défendait « l'initiative privée dans l'industrie, le commerce et l'agriculture » . Il convenait à la bourgeoisie et à la petite bourgeoisie yougoslave d'autant plus que rien d'autre n'existait dans le pays.

Mais là où le Parti Communiste Yougoslave divergea vite, dans les faits, des vues de Moscou, ce fut sur la question de savoir qui devait diriger la résistance.

Il existait en effet aussi dans le pays quelques débris de l'ancienne année serbe, liée au gouvernement royal en exil à Londres, dirigés par un certain Mikhaïlovitch. Cette armée était bien plus préoccupée de combattre les Croates, ou les partisans de Tito, alliés jugés trop encombrants, que les Allemands.

Les dirigeants soviétiques essayèrent jusqu'au bout de mettre Tito sous la coupe de Mikhaïlovitch. Mais Tito ne l'entendait pas de cette oreille. Le Parti Communiste Yougoslave recrutait plus de troupes que le mouvement réactionnaire grand serbe de Mikhaïlovitch et le rapport de forces devint tel entre les deux mouvements de résistance que Churchill lui-même se décida à soutenir Tito, alors que l'URSS campait toujours sur ses positions. Ce fut seulement lorsque les dirigeants soviétiques virent l'Angleterre et les États-Unis réagir assez mollement au fait accompli créé par Tito qu'ils se décidèrent à envoyer une mission auprès de ce dernier. Et il fallut attendre avril 1944 pour que les Russes, six mois après les Occidentaux, envoient du matériel de guerre à Tito. C'est donc essentiellement en s'appuyant sur son armée et sur les comités encadrant la population que Tito s'empara du pouvoir. Un pouvoir qui avait une base sociale, ce qui lui permit ensuite de garder son indépendance vis-à-vis de Moscou.

En Yougoslavie donc, pour la première fois dans cet après-guerre troublé, un Parti Communiste avait pris le pouvoir et il l'avait fait contre la volonté de Moscou. Il l'avait fait aussi à la façon de tous les partis bourgeois nationalistes, et pas du tout à la façon d'un parti prolétarien.

Des phénomènes en quelque sorte comparables se produisirent dans cette autre partie du monde, tout aussi troublée qu'était l'Asie.

Chine : le Parti Communiste à la tête du mouvement national

La fin de la Deuxième Guerre mondiale fut le signal d'une vague de luttes des peuples coloniaux ou semi-coloniaux.

La révolution coloniale, que les bolcheviks avaient tant préparée dans les années vingt, mais qui s'était en fait presque limitée à la révolution chinoise, dont l'échec marqua la fin d'une période, rebondit alors, mais malheureusement dans une situation où le prolétariat, lui, n'intervenait nulle part sur la scène politique et où les partis qui parlaient en son nom ne tenaient plus depuis longtemps le langage de la révolution mondiale et de l'internationalisme.

Dans le sud-est asiatique en particulier, l'effondrement de l'impérialisme japonais allait entraîner un véritable séisme social, dont le fait marquant fut la révolution chinoise.

On se souvient qu'après l'écrasement du Parti Communiste Chinois en 1927-28, une partie des rescapés allèrent dans les campagnes, profitant de l'immensité chinoise pour y installer des bases « rouges ».

Au moment de l'invasion de la Chine par le Japon, en juillet 1937, il y avait donc, loin du gouvernement central de Tchang Kaï Chek, un gouvernement Mao Tsé Toung dans les régions inhospitalières du nord de la Chine centrale. La résistance à l'envahisseur japonais allait lui donner une nouvelle chance. Et elle remit à l'ordre du jour le problème de l'alliance entre le Parti Communiste et le Kuomintang de Tchang Kaï Chek. Il y eut un accord entre le gouvernement de Mao et le gouvernement de Tchang.

Après la capitulation japonaise, aussi bien les États-Unis que l'URSS misèrent entièrement sur les armées de Tchang et pas sur celles de Mao qui étaient pourtant les seules présentes dans le nord de la Chine.

A ce moment-là, le rapport des forces militaires était très nettement en défaveur du Parti Communiste, et Mao ne demandait qu'à s'intégrer au régime de Tchang. L'armée russe en se retirant de Mandchourie passa les pouvoirs à Tchang, pas à Mao. Les accords de Yalta étaient respectés. Mao voulait bien, lui, d'un gouvernement d'union nationale. Mais Tchang n'accepta pas. Il reprit l'offensive contre les rouges.

C'est alors que la révolution paysanne se déclencha dans les plaines du nord évacuées par les japonais. L'explosion révolutionnaire rurale n'avait été ni voulue ni encouragée par le Parti Communiste Chinois. Mais Mao ne pouvait pas espérer soutenir l'assaut des forces du Kuomintang sans le soutien des paysans révoltés.

Le Parti Communiste Chinois choisit donc d'élargir sa base paysanne en prenant la tête de la révolte. Cela changea le rapport de forces. Le régime de Tchang, même soutenu par les États-Unis s'effondrait, incapable de gouverner. La bourgeoisie nationale et la petite bourgeoisie le lâchèrent. L'armée, dernier soutien du régime, se dissolvait.

Le rapport des forces militaires se retournant cette fois en faveur de l'armée dite communiste, le Parti Communiste Chinois faisait de nouveau volte-face dans la question agraire et décidait d'en finir avec les débordements de l'insurrection rurale afin de précipiter le ralliement des classes moyennes de la ville. L'incendie de la révolution paysanne fut éteint à mi-chemin alors qu'il n'avait couvert que la moitié de la Chine.

Les officiers du Kuomintang commencèrent alors à prendre secrètement contact avec l'armée de Mao pour négocier leur reddition.

En 1948-49, les dernières grandes batailles se firent pratiquement sans combat.

Dans tous les grands centres industriels, la révolution se réduisit à une simple passation de pouvoir.

Mao avait gagné. Malgré le lâchage de Staline et malgré le choix des Américains en faveur de la clique de Tchang. Cet exemple où l'on vit le Parti Communiste réduit en 1927 à une poignée de partisans devenir, vingt-deux ans après, en 1949, un parti dirigeant une armée d'un million d'hommes, capable de conquérir en quelques mois le pouvoir sur l'ensemble du continent chinois marqua profondément la conscience de tous ceux qui dans les pays du tiers-monde, les pays encore colonisés ou dans un état semi-colonial, voulaient à leur tour conquérir l'indépendance nationale.

Bien sûr, ce n'était pas vraiment la revanche de 1927. Le prolétariat n'avait joué aucun rôle autonome dans une révolution qui, d'ailleurs, ne prétendait pas défendre ses intérêts. Il était écarté du pouvoir, tout comme d'ailleurs la paysannerie qui avait fourni les troupes de la révolution. Mais justement, aux yeux de bon nombre de nationalistes de par le monde, c'était là une des qualités de la révolution chinoise, un modèle à imiter.

Il frappa d'autant plus la conscience de ceux qui voulaient secouer le joug de l'impérialisme que cet exemple ne resta pas seul. A côté de la Chine, un autre mouvement nationaliste, conduit là aussi de fait par le Parti Communiste, allait secouer le joug colonial français puis celui de l'impérialisme américain, au prix d'une guerre qui dura près de trente ans.

Vietnam : le Parti Communiste à la tête de la lutte contre l'impérialisme français puis américain

Ce fut en 1941, à un moment où sur le sol indochinois coexistaient - ou moins pacifiquement - les armées de l'impérialisme français vaincu en Europe et l'impérialisme japonais, que fut créée sous l'égide de Ho Chi Minh la Ligue pour l'indépendance du Vietnam, appelée Viet Minh. Elle se fixait pour but de « réunir tous les patriotes sans distinction de fortune, de sexe, d'âge, de religion ou d'opinion politique pour travailler ensemble à la libération de notre peuple et au salut de la Nation » . Le seul programme agraire du Front était la réduction des taux de fermage et des prêts. Le mot d'ordre de réforme agraire du Parti Communiste était mis sous le boisseau.

En 1944, l'armée de libération nationale Viet Minh était encore embryonnaire. Elle avait à affronter des troupes françaises mais surtout japonaises. Mais quand celles-ci passèrent à l'offensive le 9 mai 1945, contrôlant tout le Vietnam, la guérilla se développa très rapidement. Les commandos vietminh progressèrent facilement jusqu'au sud.

Lorsqu'en 1945, le Japon capitula, laissant un grand vide au niveau du pouvoir, ce fut le Vietminh qui se trouvait en état de s'en emparer. Les commandos occupèrent les bâtiments publics, prirent les armes de la garde indochinoise. Mais à aucun moment le Vietminh ne chercha à ameuter les masses populaires. Au contraire, pour donner des gages à la bourgeoisie nationale et internationale, le Parti Communiste décida de se dissoudre. Toute référence au communisme était bannie. La biographie de Ho Chi Minh publiée alors ne faisait même plus allusion à son appartenance à l'IC.

Pourtant, le mouvement populaire existait. Le 19 août, les ouvriers de Saïgon avaient créé des Comités du peuple dans le but de suppléer à l'absence d'administration. Toute la région de Saïgon était en train de se couvrir de comités. Alors la réaction des staliniens contre ce qui était en train de devenir un mouvement de masse fut très violente. Le 25 août, ils s'emparèrent, des rênes de l'État par en haut. Et en même temps qu'ils proclamaient la République indépendante du Vietnam, ils avertissaient la population que tout mouvement de contestation ouvrière et paysanne serait anéanti. Tous ceux qui donneraient au peuple l'armement seraient considérés comme des provocateurs et traités comme tels. Le mouvement dura un temps. Les menaces se firent plus précises. Et quelques mois plus tard, les trotskystes furent physiquement liquidés.

La direction du Vietminh qui pendant toute la durée de la guerre avait mené sa propre vie, sans beaucoup de contacts avec l'URSS, ne réclamait rien, alors, qui fût en contradiction avec les bonnes relations qui existaient entre l'URSS et l'impérialisme français.

Les dirigeants Vietminh étaient d'accord pour négocier avec de Gaulle sur la base de l'adhésion du Vietnam à l'Union française. Mais ils se heurtèrent à une fin de non-recevoir des représentants de l'impérialisme qui ne connaissaient que la loi et la force.

Des troupes françaises attaquèrent bientôt les troupes vietminh et les chassèrent de

Saïgon. La population chloroformée quelques semaines plus tôt par le Vietminh ne réagit pas. Trois semaines plus tard, les troupes du général Leclerc débarquaient à Hanoï. Le gouvernement Ho Chi Minh se dit alors prêt à accueillir ces troupes... Dès le 1er juin, l'armée française montrait ce qu'elle était venue faire. Les différentes tentatives de négociations de Ho Chi Minh échouèrent et, pour survivre, les militants vietminhs durent reprendre le maquis. Le Parti Communiste Indochinois qui s'était dissous en 1945 en constituait la force principale. Il continua sa politique d'alliance avec toutes les classes dites patriotes y compris les propriétaires fonciers. Il fallut attendre six ans pour que le Vietminh cherche à resserrer ses liens avec une paysannerie qui était un immense réservoir humain. Il préconisa la levée générale en masse pour la réduction des taux de fermage et la réforme agraire.

En 1951, le Parti Communiste se reconstitua comme tel dans la zone nord sous le nom de Parti des Travailleurs du Vietnam et il fut incontestablement le noyau central de la lutte pour l'indépendance. La guerre menée par le peuple vietnamien contre l'impérialisme français fut très difficile et très âpre. Les forces françaises contrôlèrent relativement rapidement la Cochinchine, au sud du pays, la majeure partie de l'Annam, la partie centrale et le nord du Tonkin (au nord). Mais le Vietminh avait une infrastructure politique clandestine enracinée dans la population. Il avait des combattants disciplinés. Et l'armée française ne parvenait pas à vaincre la guérilla. Le Vietminh s'implanta dans les plaines rizicoles. Par ailleurs, il apparaissait comme la seule force représentant vraiment quelque chose, de telle sorte que toutes les solutions de rechange avancées par la France échouèrent. Et quand, lors de la bataille de Dien Bien Phu, ce camp retranché que les armées françaises croyaient imprenable, les combattants vietminhs finirent par l'emporter, l'impérialisme français, encouragé dans cette voie par l'impérialisme américain, se résigna à négocier. Les accords conclus à Genève prévoyaient que pour deux ans, jusqu'aux élections de 1956, le Vietnam serait coupé en deux. Le Vietminh restait le maître au nord du 17e parallèle, tandis que le Vietnam du sud constituait une République indépendante.

Il fallut bien sûr une seconde guerre, de plus de quinze ans celle-ci, pour que le Vietnam se trouve réunifié, sous l'égide du Nord. Mais cette première victoire, de 1954, eut à l'époque des répercussions considérables dans le monde. Elle allait, en particulier, accélérer la lutte des peuples du Maghreb contre l'impérialisme français.

Au Vietnam, c'était un petit peuple qui avait vaincu. Cette victoire avait été possible, sans doute, parce que l'URSS existait. Et à un autre titre, bien que moindre, parce que la Chine existait.

Mais cette victoire avait surtout été possible parce que les dirigeants du Vietminh d'abord, du Vietcong et du Nord-Vietnam ensuite, s'étaient donné une base de masse et avaient déterminé leur politique non en fonction des intérêts de la bureaucratie du Kremlin (que la lutte du peuple vietnamien gênait plus qu'autre chose), mais en fonction de leurs intérêts nationaux.

Et c'est précisément ce qu'il y eut de commun, par-delà les différences, dans les exemples de la Yougoslavie, de la Chine et du Vietnam.

Dans ces trois cas, des Partis Communistes, sur la base d'un programme qui n'avait plus rien de prolétarien, plus rien de communiste, sur la base d'un programme démocratique bourgeois, dirigèrent des luttes de masses, en fonction de leurs propres considérations nationales et non en fonction des intérêts de la bureaucratie soviétique. Et grâce à cette base de masse, non seulement ils le purent, mais ils vainquirent.

Comme quoi, quand on est stalinien, pour réussir, il faut - en un sens - cesser de l'être.

Quelques exemples du mouvement stalinien aujourd'hui

Le Parti Communiste vietnamien a été le dernier en date à prendre le pouvoir en s'appuyant sur un mouvement populaire et en le canalisant. C'était encore un Parti Communiste dont les origines remontaient au temps de Lénine et dont les premiers dirigeants avaient encore été attirés par la révolution prolétarienne, même si ensuite le stalinisme les avait remis sur la voie du nationalisme. Mais bien d'autres partis qui se situent aujourd'hui dans la mouvance stalinienne dans les pays pauvres, peut-être la majorité, ont été créés plus tard, sous le stalinisme triomphant, voire pendant et après la guerre ou après la victoire de Mao en Chine.

L'école stalinienne a été une bien mauvaise école, même pour ceux qui, en venant rejoindre Moscou, croyaient rejoindre le mouvement révolutionnaire du prolétariat. Mais le stalinisme triomphant en Russie a attiré vers l'URSS, pour bien d'autres raisons, bien d'autres militants, bien d'autres cadres issus de la petite bourgeoisie radicale des pays pauvres, exclusivement préoccupés de conquérir l'indépendance de leur pays et de tenter d'assurer le développement d'une économie nationale.

Ces militants issus de la petite bourgeoisie nationaliste étaient plus facilement attirés par la politique de Staline que par la politique de Lénine. Ils se reconnaissaient bien plus facilement dans la dictature d'un parti unique prétendant incarner le bonheur du peuple, que dans la démocratie prolétarienne. Ils s'identifiaient bien plus volontiers à la prétention du stalinisme de développer une économie nationale puissante, capable de sortir l'URSS du sous-développement à l'intérieur de ses frontières, qu'ils ne s'identifiaient au programme prolétarien de l'expropriation de la bourgeoisie des pays impérialistes et la mise en commun des richesses à l'échelle de la planète.

Pour bien des militants nationalistes de pays pauvres, la référence à l'URSS stalinienne était doublement avantageuse. Elle permettait de capter à leur profit le prestige que la révolution soviétique gardait aux yeux des exploités de leur pays. Et elle leur permettait de présenter à leurs classes exploitées, comme le sommet d'une politique socialiste, la politique d'industrialisation à outrance sur le dos d'une classe ouvrière muselée et d'une paysannerie surexploitée, la planification bureaucratique, le parti unique, puisqu'aussi bien, dans la Russie socialiste, ça se passait comme cela.

Mais la prise du pouvoir par le Parti Communiste Chinois et, dans une certaine mesure, la prise du pouvoir par le Parti Communiste Vietnamien, auront servi de modèle encore plus adapté aux besoins de cette petite bourgeoisie radicalisée des pays pauvres, du moins de celle qui était assez radicale pour vouloir prendre les armes.

Et puis, en même temps que des références, les mouvements nationaux de ces pays offraient aussi des modèles de prise de pouvoir. En Chine, comme au Vietnam, le parti a su utiliser un mouvement de masse, s'appuyer sur une réelle mobilisation au moins des masses paysannes, tout en le contrôlant, en le canalisant, en empêchant toute prise de conscience de classe dans le prolétariat, toute organisation autonome de classe.

Et c'est là qu'il y a une différence fondamentale entre la démarche révolutionnaire des bolcheviks et de Lénine, dont toute la politique visait la prise de conscience collective, qui voyait dans l'activité, dans l'organisation autonome de larges masses exploitées, pour leurs intérêts de classe, le moteur de la révolution.

Le stalinisme a au contraire appris à des leaders nationalistes à contrôler le mouvement des masses pour s'en servir au profit d'une politique qui allait à l'encontre des intérêts de classe des exploités.

Cette leçon, appliquée avec succès par Mao, par Ho Chi Minh, sera apprise par d'autres, et d'ailleurs pas seulement par des dirigeants issus du mouvement stalinien.

Alors, la Chine servit de modèle et de référence à bien des Partis Communistes, à partir de la prise de pouvoir par Mao et surtout à partir de la scission ouverte entre la Chine et l'URSS au début des années soixante. Et aujourd'hui, l'ancien mouvement stalinien, auquel Moscou, au demeurant, s'intéresse bien moins qu'elle ne s'y est intéressée à une époque plus proche de la révolution communiste, est divisé entre ceux qui continuent encore à se référer à l'Union Soviétique et défendent sa politique extérieure, ceux qui ont des liens avec Pékin, et enfin ceux qui ont ouvertement rompu avec l'un comme avec l'autre.

Même ceux qui se réfèrent ouvertement à la Chine n'ont pas tous, ni même en majorité, recours à la lutte armée et à la formation de foyers de guérilla. Et évidemment même ceux qui se sont engagés dans une activité visant à créer dans les campagnes une guérilla communiste, à bâtir un appareil armé et à conquérir a partir là les villes, sont loin de réussir.

Car, rappelons-le, quel qu'ait pu être l'art des dirigeants maoïstes pour chevaucher le mouvement de masse, encore fallait-il qu'il y en ait un, de mouvement de masse ! Et bien des Partis Communistes, notamment en Amérique latine, ont fait l'expérience qu'il ne suffit pas de créer des foyers de guérilla pour attirer les sympathies de larges masses et encore moins pour vaincre.

Le caractère armé d'une lutte ne suffit pas à lui donner un caractère de classe, ni même des objectifs de transformations sociales radicales. On peut défendre, les armes à la main, une politique fort modérée et c'est le cas de bien des Partis Communistes d'Amérique latine ou d'Asie.

Bien entendu, nous ne reprendrons pas ici la politique de tous les partis plus ou moins issus du mouvement stalinien de par le monde. Disons seulement que l'organisation de guérillas, le recours à la lutte armée, n'est pas l'apanage des seuls partis maoïstes, pas plus que le pacifisme, l'intégration au système politique existant dans le pays, n'est l'apanage des partis pro-soviétiques.

Nous nous limiterons ici à évoquer le cas de trois Partis Communistes : celui du Parti Communiste Indonésien, qui s'est intégré à la dictature paternaliste de feu Soekarno jusqu'au jour où Soekarno fut écarté par son armée et que l'armée, par la même occasion, a réglé ses comptes avec le Parti Communiste. Nous évoquerons aussi le cas des Partis Communistes de l'Inde, intégrés au système politique autant qu'il leur soit donné de l'être. Enfin, nous parlerons du Parti Communiste Philippin qui, lui, a cherché à se développer à partir d'une zone de guérilla bâtie dans les campagnes, alors que c'est la population des villes qui, en se mobilisant, a contraint l'armée et les États-Unis à lâcher le dictateur Marcos. Cory Aquino, représentante improvisée de la bourgeoisie libérale philippine, n'a pas eu grand mal à conquérir un crédit, que le Parti Communiste lui laissait le temps de conquérir.

Le Parti Communiste Indonésien : sa liquidation en 1965 a valeur de symbole

Le Parti Communiste Indonésien (PKI) fut pendant quelque temps le Parti Communiste le plus puissant d'Asie après le Parti Communiste Chinois.

Le PKI existait depuis 1920. Il avait conduit des luttes contre la domination néerlandaise. Mais ce n'est pas lui qui, à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, avait dirigé la lutte pour l'indépendance. Après une période entre 1945 et 1950 où le PKI passa du soutien à l'opposition ouverte au régime de Soekarno, à partir de 1951, ses dirigeants avaient finalement opté pour une politique de soutien au gouvernement de Soekarno, lequel était bien loin de lui en savoir gré. Diverses répressions n'empêchaient néanmoins pas le PKI de soutenir « l'alliance des forces nationales, religieuses et communistes » , le NASAKOM, comme l'appelait Soekarno.

En apparence la tactique du PKI était payante. De 1951 à 1952, le PKI passa de 7 900 membres à plus de 120 000. Le PKI leva alors bien haut la bannière du parlementarisme et de la démocratie indonésienne. On irait au socialisme par les urnes.

Et la politique du PKI là encore pouvait paraître payante. En 1955, il obtint six millions de voix et était le quatrième parti du pays. Il n'en fallait pas plus pour que le PKI chante les louanges de l'armée pourtant profondément anticommuniste. Il déclarait en juillet 1956 : « Pendant toute la guerre d'indépendance contre les troupes coloniales néerlandaises, les forces armées ont été loyales envers le peuple, il est donc naturel que les officiers, les sous-officiers et les soldats des forces armées soient en général encore fidèles aux idéaux de la révolution d'août 1945 et luttent pour que soient réalisées ses exigences. C'est pourquoi il est difficile d'imaginer que les forces armées dans leur ensemble puissent être changées en instrument d'oppression du peuple ; au contraire, le peuple a raison de souhaiter que l'armée de terre et les autres forces armées soient ses protecteurs » .

En 1957, il obtenait plus de huit millions de voix et devenait le premier parti électoral. Mais c'était trop de succès aux yeux de Soekarno et surtout aux yeux de l'armée. C'est à cette époque que Soekarno décida de mettre fin à la « démocratie parlementaire » pour la remplacer par la « démocratie dirigée », l'emprise des forces armées se fit de plus en plus sentir. Mais cela ne fit pas changer le Parti Communiste de politique. Il se contenta de quelques protestations de pure forme.

Le Parti Communiste Indonésien se revendiquait du maoïsme. Mais cela ne l'empêcha pas, en 1963, tandis que l'agitation gagnait les campagnes, de prôner la paix sociale.

Pendant ce temps-là, l'armée choisissait d'en finir avec le PKI et de mettre au pas le peuple indonésien. Elle prit le pouvoir. Elle mit sur pied une vaste opération d'intoxication contre le Parti Communiste, mobilisant pour l'occasion les étudiants musulmans et une partie de la population pour faire la chasse aux communistes. Un véritable pogrom s'abattit sur l'Indonésie : en quelques mois des centaines de milliers d'hommes, de femmes, ont été massacrés. En trois mois, on estime qu'il y a eu de 500 000 à un million de victimes, plus qu'en cinq ans de guerre du Vietnam. Des centaines de milliers d'autres furent internés dans des îles.

Parce qu'à aucun moment le Parti Communiste Indonésien n'avait préparé les travailleurs et les paysans pauvres à l'affrontement avec les forces armées, ce parti qui avait la sympathie de millions d'hommes et de femmes a été politiquement et physiquement détruit. Une défaite dont plus de vingt ans après, il ne s'est toujours pas remis.

En fait, le PKI, malgré ses critiques à la ligne khrouchtchévienne, avait adopté exactement le même genre de politique que les Partis Communistes pro-soviétiques, comme le fera plus tard celui du Soudan, victime d'une répression sanglante en 1971, après avoir participé au pouvoir gouvernemental quelques années auparavant, ou comme le fera le Parti Communiste Chilien, qui au sein du gouvernement de l'Unité Populaire ne fit rien, de 1970 à 1973, pour préparer la classe ouvrière au coup d'État pourtant hautement prévisible qui amena au pouvoir Pinochet.

Soit dit en passant, le prétendu réalisme des réformistes, qu' ils soient sociaux-démocrates, staliniens ou maoïstes, partisans des voies pacifiques et parlementaires au socialisme, a fait verser plus de sang à la classe ouvrière que toutes les insurrections prolétariennes vaincues.

Mais bien évidemment, il y a quand même quelques exemples de Parti Communiste des pays sous-développés pour qui la participation gouvernementale n'a pas eu cette issue tragique.

Les Partis Communistes en Inde : un exemple de relative intégration

Le mouvement communiste en Inde est séparé depuis plus de vingt ans en deux fractions rivales, qui ont chacune leur syndicat, qui, à eux deux, organisent la moitié des syndiqués de l'Inde.

Dans un pays où dès l'origine le mouvement ouvrier fut encadré par les nationalistes, le Parti Communiste eut fort à faire à ses débuts pour arracher la classe ouvrière à cette emprise. D'autant que depuis la Seconde Guerre mondiale la politique proposée par Moscou ne risquait pas de lui donner l'occasion de prendre la tête du combat pour l'indépendance nationale. En effet, la Grande-Bretagne était l'alliée de l'URSS, ce n'était pas le moment, pour le Parti Communiste, de lui susciter des problèmes.

Mais à partir de 1951, s'est effectué un rapprochement avec la bourgeoisie nationale. A cette époque toute l'Asie était en flammes : Corée, Vietnam, Indonésie, Chine. Mao venait de l'emporter. Nehru préféra jouer la carte du rapprochement avec les communistes, dans sa recherche d'une « troisième voie » entre l'Est et l'Ouest.

Le Parti Communiste de l'Inde allait bientôt développer l'idée d'un passage pacifique au socialisme. En 1956, le secrétaire général du Parti Communiste déclarait : « Si la situation que les réactionnaires détiennent dans l'appareil d'État est suffisamment affaiblie par une série de mesures diverses et par l'extension des droits démocratiques du peuple (..) alors il est tout à fait possible que les changements fondamentaux puissent être effectués de façon plus ou moins pacifique » .

Cette orientation réformiste réussira à conduire le Parti Communiste de l'Inde au gouvernement dans deux des États de l'Inde : le Kérala et le Bengale-Ouest.

Le Kérala, créé en 1956, est douze fois plus petit que la France et peuplé de 25 millions d'habitants, 40 % des terres cultivables y sont consacrés à l'exportation, ce qui entraîne une grande pauvreté.

Le Parti Communiste s'y est servi des particularités locales, en l'occurrence le nationalisme Malayali, comme tremplin politique.

En 1957 avec 35 % des voix contre 37 % au Parti du Congrès, le parti de la bourgeoisie nationale, le Parti Communiste remporta la majorité des sièges ! Miracle du mode de scrutin électoral !

Au gouvernement, pendant deux ans, le Parti Communiste essaya de remettre en cause le système scolaire qui appartient aux écoles chrétiennes mais qui absorbe le tiers du budget de l'État.

Il essaya de réduire les crédits et provoqua une campagne d'agitation orchestrée par les chrétiens et les couches dominantes contre sa réforme de l'éducation.

Il mit en oeuvre une réforme agraire très modérée puisqu'il s'agissait de faire ce que le Parti du Congrès disait qu'il ferait, mais qu'il ne fit pas : supprimer la grande propriété féodale, les usuriers, protéger les petites exploitations, faciliter le rachat des terres par le métayer. Ce dernier point était un peu hypocrite puisqu'ils en ont rarement les moyens. Enfin, il n'était pas prévu de donner des terres aux ouvriers agricoles.

Le Parti Communiste recula lors d'un conflit avec les propriétaires terriens qui refusaient de verser les salaires minimum. Ceux-ci exigeaient de pouvoir faire appel à la police contre les ouvriers agricoles mécontents. Le gouvernement communiste céda sur ce point, accordant en plus quelques subventions, électricité à bon marché, insecticides aux frais de l'État contre une promesse de respecter la loi sur les salaires minimum.

L'agitation orchestrée par la droite sur l'école et la réforme agraire eut finalement raison du gouvernement. Elle servit de prétexte à New Dehli pour retirer ses prérogatives au gouvernement local. L'autorité passa désormais entre les mains du pouvoir central. C'est ce qu'on appelle en Inde le president-rule.

Les communistes revinrent au gouvernement en 1967. Entre-temps, le Parti Communiste scissionna en deux fractions rivales. Le Parti Communiste de l'Inde - PCI - , le moins influent qui reste fidèle à Moscou, le Parti Communiste de l'Inde-Marxiste - le PCI-M - , plus militant, qui entretient à l'époque des liens avec Pékin. Le PCI a une implantation plus ouvrière, le PCI-M une plus grande influence dans les campagnes. Mais en fait leurs politiques sont voisines.

La disette de 1965-67 ramena les communistes au gouvernement, dans le cadre d'une coalition PCI-M, PCI et Ligue musulmane.

Ces années-là furent des années de troubles dans les campagnes, certains militants du PCI-M en prirent la direction et rompirent avec leur parti. Le gouvernement communiste fit appel à la police pour réduire les troubles. La coalition gouvernementale finit par se rompre et le PCI-M quitta le gouvernement. A partir de 1970, le PCI gouverna seul. Le PCI-M, à nouveau dans l'opposition, redécouvrit la nécessité de mobiliser les paysans pour essayer de faire passer la réforme agraire promise, mais pas mise en oeuvre par la coalition gouvernementale dont il était membre il y a peu de temps encore. A nouveau, le PCI fit appel à la police contre les paysans mobilisés cette fois par le PCI-M.

On entendra à l'occasion de grèves de fonctionnaires, un représentant du PCI déclarer que la seule réponse à de telles « agitations déraisonnables et menaces serait de donner à tous ces gars une bonne raclée » .

Le PCI ira jusqu'au bout de son mandat gouvernemental et fera ensuite partie d'autres gouvernements où il fournira des ministres d'appoint.

En 1980, le Kérala sera à nouveau dirigé par le PCI-M à la tête d'une coalition de mécontents du parti d'Indira Gandhi.

Comme on le voit, l'essentiel pour les deux fractions communistes, c'est de s'accrocher au pouvoir local.

On peut faire la même constatation au Bengale-Ouest. Les deux Partis Communistes y furent également à la tête d'un gouvernement de coalition en 1967. Ils animèrent la répression contre l'agitation paysanne menée par un ancien responsable paysan du PCI-M, qui appela à Naxalbari les paysans à former des comités paysans pour répartir les terres. De ce mouvement naîtra un nouveau Parti Communiste de tendance maoïste plus petit que le premier, le PCI-ml.

Le gouvernement tomba au bout de quelques mois, puis PCI et PCI-M revinrent au gouvernement. Le retour du PCI-M entraîna quelques luttes ouvrières, mais le PCI-M se servit de sa popularité pour régler des comptes avec les opposants gauchistes à sa politique.

Trois ans après, il reperdit le pouvoir, pour revenir en 1977 grâce à une alliance pourrie avec tous les notables mécontents de la politique d'Indira Gandhi, des sociaux-démocrates aux réactionnaires, regroupés dans le Janata Party.

Alors, qu'est-ce que ces participations communistes à des gouvernements locaux ont apporté aux masses pauvres de l'Inde ?

Pas grand-chose, c'est un porte-parole du PCI-M qui le dit lui-même : « Dans le cadre de la Constitution indienne, nous ne pouvons pas faire le genre de changement de base qui serait nécessaire ( ...) Nous devons nous contenter de faire le tout petit changement qu'on peut dans les vies de la population pauvre, afin de rendre la vie plus vivable » . Concrètement, cela veut dire, dans le meilleur des cas, des petites mesures d'aide sociale : distribution de riz, de sucre, de pétrole, quelques réductions d'impôts pour les petits et moyens paysans, quelques aides à la vente des produits... mais aussi des coups de matraques ordonnés par des ministres « communistes », quand les masses veulent plus.

Philippines : le Parti Communiste conjugue la lutte armée et l'opportunisme politique

Pendant la Deuxième Guerre mondiale, les Philippines, sous tutelle américaine, furent envahies par les japonais.

Une résistance s'organisa sous l'impulsion des socialistes et des communistes qui créèrent l'armée des Hukbala (armée du peuple contre le Japon) formée pour l'essentiel de paysans pauvres. Mais cela ne valut aux communistes des Philippines aucun geste de reconnaissance de la part des Américains ni de la bourgeoisie nationale. En 1946, ils furent l'objet d'une chasse aux sorcières.

Une partie de l'armée huk décida de ne pas quitter les armes et devint donc l'armée de libération nationale dirigée par le Parti Communiste. La guérilla s'étendît un temps, puis perdit son appui populaire. Elle fut écrasée en 1954 et le Parti Communiste devint totalement inactif. Mais la guérilla huk laissa quelques cadres, et surtout un mythe dont s'emparera plus tard une nouvelle génération de militants du Parti Communiste.

Cette génération venait de l'université où, dans les années soixante, des affrontements avec les autorités eurent lieu ; on discutait beaucoup de la révolution ou bien de l'intensification de la guerre du Vietnam, de la mort de Lumumba, de Soekarno. Des cercles nationalistes se créèrent.

C'est à ce moment que José Maria Sison vint à la politique. Fils de propriétaire moyen, il avait fait des études chez les jésuites de Manille et avait milité dans l'Action Catholique avant de passer à un anticléricalisme de bon ton dans la petite bourgeoisie contestataire.

Il milita un temps pour le vieux Parti Communiste que certains dirigeants tentèrent de reconstituer, mais il passa bientôt sur des positions pro-chinoises. L'organisation de jeunesse, le KM, et le mouvement pour l'avancement du nationalisme qu'il dirigeait au nom du Parti Communiste pro-soviétique devinrent des pépinières de maoïstes. L'association de jeunesse fut exclue du Parti Communiste pro-soviétique en 1967.

Et le 26 décembre 1968, une douzaine de jeunes prirent l'initiative de fonder le nouveau parti. Ils se dotèrent d'un programme insurrectionnel où la lutte armée primait tout. Pour mener cette lutte, il fallait se tourner vers la paysannerie pauvre : « Le parti doit consciemment resituer son centre de gravité politique vers la campagne » précisaient les dirigeants. Le 29 mars 1969, ils décidèrent de créer le NPA (l'armée nationale populaire) avec soixante personnes, trente-cinq fusils et l'appui d'un ancien dirigeant de l'armée huk, le commandant Dante, qui entraînait avec lui une soixantaine de soldats.

Les dirigeants du Parti Communiste Philippin puisèrent leurs recettes stratégiques dans les expériences maoïstes ou vietnamiennes théorisées à la va-vite par les jeunes révolutionnaires sans expérience ni tradition, issus de l'université. D'après eux, il fallait développer les bases stables de la guerre populaire prolongée.

Mais le jeune Parti Communiste recruta davantage de militants dans les universités que dans les campagnes. En 1972, la vague de répression qui suivit l'établissement de la loi martiale par le dictateur Marcos poussa vers les campagnes de nombreux étudiants qui fuyaient la répression. Ceux qui n'étaient pas dans la guérilla, devenaient travailleurs sociaux, conseillers agricoles ou professeurs. Les militants tentèrent de créer en collaboration avec les chrétiens, le Front démocratique national qui devait servir de prolongement à la lutte armée.

Néanmoins le Parti Communiste Philippin resta pendant des années un groupuscule ignoré de tous. Il n'avait même pas le soutien de la Chine qui, à ce moment-là, entretenait de bonnes relations avec Marcos.

Cela n'empêcha pas le gouvernement de Marcos de tout faire pour diminuer la guérilla qui subit de gros revers en 1973 et dont la direction fut capturée en 1976-77.

Mais en 1980, l'agitation sociale reprit. Et le Parti Communiste se renforça sur l'ensemble du territoire.

Le Front démocratique national se reconstitua d'autant plus aisément qu'une partie seulement des cadres du Parti Communiste combattaient dans les fronts de guérilla, les autres travaillant dans les villages, les bidonvilles, les usines, les plantations, les paroisses, et chez les fonctionnaires.

Le Front était relativement bien implanté dans le nord-est de l'île de Luçon où la NPA, l'armée de guérilla, était très présente. Il assumait là de fait des fonctions de gouvernement. Il levait les impôts, prenait des mesures agraires, administrait la justice, ouvrait des écoles et organisait les travaux publics. Il devint une force politique.

Marcos s'était débarrassé de ses concurrents et opposants en décrétant la loi martiale. Il avait d'une certaine façon, donné une chance au Parti Communiste Philippin, dont les méthodes clandestines étaient plus adaptées à survivre dans ces conditions.

Quand la situation sociale et politique se modifia, c'est principalement le Parti Communiste qui bénéficia de cette effervescence nouvelle car c'est lui qui apparaissait comme l'anti-Marcos le plus conséquent, d'autant que les leaders des formations politiques bourgeoises s'étaient (à part peut-être Benigno Aquino) fortement compromis avec Marcos.

Mais l'assassinat d'Aquino suscita un réveil des partis classiques d'opposition qui prirent la tête du mouvement de protestation et qui mobilisèrent pendant près d'un an des centaines de milliers de gens.

Dans ce mouvement, le Parti Communiste resta marginal sans proposer réellement une politique propre aux masses populaires qui avaient soif de démocratie. Il ne sut combattre les illusions électoralistes qu'en prônant le boycott. Il restait figé sur sa stratégie de prise de pouvoir à partir des campagnes.

Dans les manifestations monstres qui ont suivi l'assassinat d'Aquino, on trouvait les partis politiques pro-américains traditionnels de la haute bourgeoisie. Au centre, on trouvait une constellation de groupes d'intérêts, des représentants du clergé, des classes moyennes. Et on trouvait aussi, bien sûr, le Parti Communiste, à l'intérieur des organisations syndicales ou même sous l'étiquette du Front démocratique.

Au cours des événements qui suivirent, ces trois courants furent unanimes pour réclamer la démission de Marcos. Ils acceptèrent tous que cette unité soit symbolisée par la veuve de Benigno Aquino.

Les manifestations se firent au fil des jours sous la couleur d'Aquino : le jaune. De plus en plus, le jaune était mélangé au rouge dans les cortèges.

Néanmoins, dans la période qui suivit les élections, le Parti Communiste profita de la radicalisation. Ce fut même lui qui sembla grossir le plus organisationnellement. A tel point qu'en mars 1985, le Front démocratique national animé par le Parti Communiste prit l'initiative de créer un regroupement d'organisations et d'associations opposées à Marcos, le Bayan. Le Bayan se voulait une fédération politique et non pas un parti.

Dans sa déclaration officielle, ses promoteurs soulignaient que « le nationalisme doit être la base essentielle de toute force politique authentique (..) L'unité nationale ne veut pas seulement dire l'unité des forces politiques, mais la solidarité de toutes les classes, secteurs, minorités, travailleurs expatriés et membres de l'administration, et de tous ceux qui croient en la démocratie et désirent sacrifier leurs intérêts personnels au bien de la nation » .

Dans ce regroupement, on retrouvait les organisations qui avaient composé ce qu'elles appelaient le parlement de la rue avec des personnalités de la bourgeoisie de gauche. Le Parti Communiste Philippin comptait sur la notoriété de celles-ci pour trouver un appui de masse dans les villes. Parallèlement, le Parti Communiste Philippin tentait de renforcer les positions de la guérilla.

C'est alors que Marcos annonça sa décision d'anticiper les élections pour contraindre les Américains à le soutenir et redonner un vernis de légitimité à son régime.

Aussitôt, les discussions apparurent dans le Bayan, entre le Parti Communiste Philippin et les formations non communistes. La candidature de Cory Aquino fut immédiatement soutenue par ces dernières, dont la plupart ne seront restées dans le Bayan que le temps d'un congrès.

Cory Aquino se présenta avec le soutien de ces courants et celui d'une formation plus à droite qui faisait partie de l'opposition parlementaire. C'est avec leur soutien qu'elle réussit à monnayer le soutien du président de l'UNIDO, Laurel, dont les ambitions personnelles immenses étaient connues.

Du coup, le Parti Communiste fit des déclarations de principe : les élections étant truquées, il était inutile d'y participer. Il reprochait à Cory Aquino d'être soutenue par les pires réactionnaires. Mais il lui reprochait cela après l'avoir longtemps soutenue et après avoir fait partie d'un front regroupant une grande partie de ces pires réactionnaires. Le Parti Communiste se retrouvait isolé par rapport à l'opposition bourgeoise à Marcos. Mais il n'a pas cherché à défendre devant les masses pauvres qui voulaient le départ de Marcos une politique indépendante, une politique qui aurait pris en compte leur aspiration à la chute de la dictature, mais qui leur aurait en même temps inculqué la méfiance par rapport à l'opposition bourgeoise. Son opposition tardive à Aquino apparaissait du coup comme une simple incohérence politique.

Si l'on vota peu dans les campagnes où le boycott semble presque une habitude, on vota par contre beaucoup dans les villes. Et le Parti Communiste Philippin ne sortit sans doute pas renforcé de cette crise politique.

Il payait là le prix de ses choix politiques. Son choix d'établir ses bases dans les campagnes avait, dans un premier temps, laissé la place libre dans les villes. Et quand le Parti Communiste s'était préoccupé des villes, il s'était simplement mis à la traîne des courants libéraux, nationalistes qui l'avaient lâché à la première occasion.

Son choix de construire un appareil militaire afin de s'en servir pour s'imposer aux formations de l'opposition bourgeoise, en ne se préoccupant pas de donner des perspectives politiques propres aux masses qui se mettaient en mouvement, s'est retourné contre lui. Pour que cela ait une chance de marcher, il eût fallu que l'appareil d'État en place, son armée, sa police, s'effondrent. Ce ne fut pas le cas. Cory Aquino, en canalisant à son profit le mouvement populaire, a su convaincre l'armée et les Américains qu'elle était une meilleure solution que Marcos. L'armée, en se ralliant à Aquino au dernier moment, s'est procuré un label démocratique. Et face à l'appareil en place de la bourgeoisie, le petit appareil que se préparait à lui offrir le Parti Communiste ne faisait vraiment pas le poids.

Sans doute l'histoire du Parti Communiste Philippin n'est-elle pas close, loin s'en faut. Et rien ne dit qu'il ne saura pas, demain, se mettre à la tête d'un mouvement de masse comme l'ont fait des partis staliniens ou nationalistes. Mais le comportement politique de ses dirigeants est bien significatif de tous ces dirigeants issus du mouvement stalinien, qu'ils soient ou non radicaux, qu'ils soient ou non partisans de la lutte armée. Ils déterminent leur politique indépendamment du niveau de conscience et de combativité des masses pauvres au nom desquelles ils prétendent pourtant parler. Et ils ne se servent des ouvriers et des paysans qu'ils parviennent parfois à entraîner que pour s'imposer à leur bourgeoisie locale et à la bourgeoisie internationale comme des interlocuteurs indispensables.

Aujourd'hui, on l'a vu, un grand nombre de partis staliniens se référent encore à Moscou. D'autres à Pékin ou Tirana, voire à rien du tout. Certains d'entre eux sont franchement réformistes - pour autant que le mot ait un sens dans les pays pauvres où aucune réforme n'est de toute façon possible. Ils sont alors à la recherche de combinaisons avec les politiciens au pouvoir, comme en Inde, ou avec des militaires ou des dictatures en place, comme ils l'ont fait en Indonésie ou au Soudan. Mais plus leurs combinaisons leur apportent de succès ou d'audience, plus ils désarment les masses pauvres qui leur font confiance. Et dans ces pays pauvres, les désillusions ne se paient pas seulement par des majorités gouvernementales perdues, mais bien souvent par des massacres.

Quelques-uns de ces partis staliniens sont cependant sans doute révolutionnaires, au sens où l'étaient le Parti Communiste Chinois ou le Parti Communiste Vietnamien en leur temps. Mais même alors, ce ne sont pas des partis révolutionnaires prolétariens. Ils n'offrent nulle part aux travailleurs, aux prolétaires, la perspective du renversement du règne de la bourgeoisie à l'échelle du monde. Ils ne leur offrent pas la perspective de la révolution prolétarienne mondiale. Et sans cette perspective-là, il n'y a pas d'anti-impérialisme, quoi qu'ils puissent prétendre.

Dans les pays pauvres comme dans les pays impérialistes, le stalinisme qui, pour reprendre l'expression de Trotsky, a servi d'entremetteur entre la bourgeoisie et les Partis Communistes, a accompli son rôle depuis longtemps.

Dans les pays riches, les Partis Communistes se sont adaptés à leur bourgeoisie en devenant des partis réformistes (nationalistes bien sûr), et ils essaient de manger à la mangeoire que la bourgeoisie impérialiste laisse aux partis réformistes en concurrence - de plus en plus difficile - avec les Partis Socialistes.

Dans les pays pauvres aussi, les Partis Communistes se sont adaptés à leurs bourgeoisies quand celles-ci leur en ont laissé le loisir, mais d'une autre façon. Dans ces pays, la bourgeoisie nationale est petite, elle est moins riche et a moins d'assise sociale : il n'y a pas de place pour le réformisme au sens occidental du terme.

Et le mieux qu'un Parti Communiste ait pu obtenir dans ce contexte, c'est ce qu'ont obtenu les Partis Communistes Indiens concurrents, et c'est ce qu'ont pu obtenir jusqu'à leur fin, tragique pour eux-mêmes comme pour les pauvres de leur pays, les Partis Communistes d'Indonésie et du Soudan.

Mais finalement, même les plus virulents des Partis Communistes, ceux qui choisissent la lutte armée, s'adaptent à l'ordre bourgeois par leur politique, par leurs objectifs de classe, par leur programme. Les uns très banalement, parce qu'ils prennent les armes simplement comme moyen de pression lorsque d'autres voies de participation à la vie politique leur sont interdites. Quelques-uns ont construit un véritable appareil d'État, concurrent de celui en place, et ont été amenés, à cause de l'effondrement de l'appareil d'État de la bourgeoisie, à offrir à cette dernière leur propre appareil. Mais l'appareil d'État mis en place par Tito, comme celui de Mao ou de Ho-Chi-Minh, ont été des appareils de répression contre la classe ouvrière, contre tout développement d'une organisation prolétarienne.

Et même les Partis Communistes qui ont été amenés jusqu'à décimer, voire annihiler leur bourgeoisie nationale, de toute façon exsangue comme au Vietnam ou au Cambodge, ceux-là aussi ont été bien forcés de s'adapter à l'ordre bourgeois, à un autre niveau peut-être, au niveau international, mais à s'adapter quand même. Car une fois le Vietnam indépendant, l'impérialisme demeure, comme demeure la mainmise de la grande bourgeoisie des puissances impérialistes sur l'économie mondiale, comme demeure le sous-développement, le côté cour du système impérialiste.

Et on voit que le soi-disant radicalisme du Parti Communiste Vietnamien et le jacobinisme sanguinaire de Pol-Pot au Cambodge, n'ont réussi qu'à desserrer l'emprise politique directe de l'impérialisme sur ces pays, mais pas du tout à ouvrir de nouvelles perspectives pour la société, pas même à satisfaire un tant soit peu les ouvriers et les paysans, grâce à qui ils ont pu vaincre et surtout tenir.

Dans les pays développés, les partis staliniens vivent ou survivent, de par leur implantation dans la classe ouvrière, dans le mouvement syndical, par leurs militants ouvriers.

Dans les pays pauvres, bien souvent, le mouvement stalinien se survit en se reconstituant périodiquement, parce que la situation explosive de ces pays, les injustices, les inégalités criantes, suscitent sans cesse de nouvelles vocations militantes et parce que, pour les militants, l'Union soviétique, voire la Chine, restent une référence à laquelle se raccrocher.

Alors, à certains égards, cette survie, voire ces résurgences de partis staliniens dans les pays pauvres, montrent les possibilités qui existent dans ces pays de se développer en se référant au communisme.

Seulement, le prolétariat de ces pays n'a pas besoin que de références lointaines au marxisme et au communisme, surtout si ces références servent à dissimuler des politiques opposées à toute politique de classe. Il a besoin de véritables partis communistes révolutionnaires.

Au temps de l'Internationale Communiste, Lénine voyait dans l'immense potentiel des masses paysannes opprimées et misérables des pays pauvres, l'allié indispensable du prolétariat révolutionnaire des pays développés. Il savait que le prolétariat des pays pauvres était souvent très faible numériquement mais il considérait nécessaire de l'organiser à part, sur la base d'une politique prolétarienne indépendante. Car même faible, le prolétariat des pays sous-développés pouvait, s'il avait pour direction un parti communiste révolutionnaire incarnant consciemment cette politique là, être l'intermédiaire indispensable entre les grandes masses prolétariennes des pays riches et les grandes masses paysannes des pays pauvres.

Mais, depuis Lénine, le capitalisme s'est introduit même dans les régions les plus perdues des pays les moins développés. Même le prolétariat industriel proprement dit de ces pays est bien plus important numériquement qu'au temps de Lénine, sans même parler de ces millions de travailleurs des pays sous-développés devenus prolétaires dans les métropoles impérialistes.

Et puis, le capitalisme sauvage des pays pauvres a chassé des campagnes, un peu partout, des masses de paysans à qui, faute de développement économique suffisant, même le privilège de devenir ouvriers est refusé, et qui peuplent les bidonvilles de toutes les grandes villes des pays pauvres, de Mexico à Calcutta en passant par Lagos, Le Caire ou Abidjan. Tout ce petit peuple des villes représente une force considérable, colossale. Toutes les formes de nationalismes qui se sont développées, successivement ou simultanément dans les pays pauvres depuis la décolonisation, ont montré qu'elles étaient incapables d'offrir à ces masses de prolétaires ou de sous-prolétaires, une perspective pour sortir de la misère.

Nous ne savons pas quel sera le prolétariat qui, le premier, s'emparera du marxisme révolutionnaire pour s'en faire un instrument de victoire. Mais ce que nous savons, c'est qu'il y a au moins autant de possibilités pour créer, développer un parti révolutionnaire prolétarien dans un pays opprimé qu'il y en a ici en France. Et ce que nous savons aussi, c'est que ce prolétariat ne vaincra définitivement que s'il considère sa propre victoire comme la première bataille gagnée du prolétariat international, s'il fait tout pour que le prolétariat aille jusqu'au bout de sa révolution, y compris et surtout dans les pays riches où se trouvent les richesses et les centres de décision. Lorsque le prolétariat aura exproprié les bourgeoisies des États-Unis, de France, d'Allemagne, du Japon, d'Angleterre et quelques autres, lorsqu'il mettra toutes les richesses à la disposition collective de ceux qui les ont créées ; lorsqu'il fondera une économie cherchant à satisfaire les besoins de tous et pas le profit d'une infime minorité, alors oui, le sous-développement pourra disparaître. Alors et alors seulement, une nouvelle ère s'ouvrira devant toute l'Humanité.

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