L’État moderne, de l’époque féodale à nos jours : un appareil d’oppression au service des classes dominantes, que les travailleurs devront renverser
Au sommaire de cet exposé
Sommaire
- Au Moyen Âge, naissance et essor de la bourgeoisie
- Les débuts du capitalisme et le rôle de la monarchie absolue
- Les révolutions bourgeoises en Angleterre et en France
- Le rôle des États dans la révolution industrielle
- L’échec des révolutions de 1848
- Aux États-Unis et au Japon, les dernières révolutions industrielles
- Le mouvement ouvrier et sa politique
face à la bourgeoisie et ses États - À la fin du 19e siècle, le capitalisme
atteint le stade impérialiste de son développement - Les États bourgeois, instruments de la dictature du grand capital
- Quand les dirigeants réformistes deviennent ministres
- Le nazisme en Allemagne
- Le New Deal aux États-Unis
- Le Front populaire en France
- L’hégémonie américaine après 1945
- En France, une politique étatiste au service des grands groupes capitalistes
- À partir des années 1970, le capitalisme en crise
- La financiarisation de l’économie et ses conséquences
- L’État sous la coupe des financiers
- Un État totalement au service de la bourgeoisie
- Exproprier la bourgeoisie
Dès le début de la crise sanitaire, il y un an et demi, certains ont parlé du « retour de l’État ». C’est à l’État, en tant que garant de la santé publique, qu’est revenu le rôle d’organiser la lutte contre l’épidémie. Dans ce domaine comme dans tous les autres, l’État serait, nous dit-on, le représentant de l’intérêt général.
Bruno Le Maire, qui entretenait une image d’homme de droite soucieux de limiter les dépenses publiques, a fait évoluer son discours avec l’arrivée du coronavirus : il s’est transformé en un partisan de l’intervention massive de l’État, vantant son rôle protecteur, allant jusqu’à évoquer la possibilité de procéder à des nationalisations. « Le laisser faire, laisser passer, je pense que plus aucun État aujourd’hui ne pense que c’est la bonne politique », a-t-il déclaré il y a quelques mois. « En période de crise, concluait-il, il n’est pas illégitime que l’État retrouve son rôle de protection. »
En fait, tous les politiciens qui sont en concurrence pour parvenir à la direction des affaires publiques, de Macron à Mélenchon, depuis les dirigeants du Rassemblement national jusqu’à ceux du Parti communiste, ont en commun de nous expliquer que l’État pourrait défendre un intérêt commun et cherchent tous à apparaître comme les meilleurs représentants de tous les Français.
C’est un mensonge et une escroquerie politique. Quel intérêt commun pourrait-il y avoir entre les Peugeot ou les Michelin, qui ferment des usines pour augmenter leurs profits, et les travailleurs qu’ils licencient et privent ainsi de leur seul moyen de vivre ?
Ce mythe d’un intérêt commun défendu par l’État est propagé en permanence : nous y sommes confrontés à tous les moments de notre vie. C’est ce qu’on nous apprend, de l’école à l’université. C’est avec ce discours qu’on justifie le rôle de la police, des tribunaux, de l’armée… Tout est fait pour nous en convaincre, mais il s’agit bien d’un mythe qu’il est essentiel de combattre.
En réalité, aucun État n’a jamais eu, nulle part et à aucun moment de l’histoire, un tel rôle protecteur des intérêts de chacun.
L’existence d’un État, c’est-à-dire d’un organisme chargé de la direction des affaires publiques, situé au-dessus de la société et doté de moyens de coercition, est un phénomène relativement récent dans l’histoire des sociétés humaines. Pendant des milliers d’années, tant que les sociétés étaient organisées sur des bases collectives et égalitaires, elles se sont parfaitement passées d’une telle organisation.
L’État est apparu en même temps que les classes sociales et la propriété privée. Divisée en groupes aux intérêts contradictoires et irréconciliables, la société a alors eu besoin d’un arbitre capable de mettre fin aux conflits. Cet arbitre n’a jamais été neutre : dans une société aux intérêts sociaux opposés, il a toujours été inévitablement le représentant de la classe dominante. Pour reprendre la formule d’Engels, l’État, ce sont « des détachements spéciaux d’hommes armés, disposant de prisons », dont le rôle, en dernière analyse, est de défendre les intérêts de la classe dominante, de « l’aider à exploiter et à mater la classe opprimée ».
Pour les travailleurs, il est indispensable de comprendre qu’ils n’ont rien à attendre de cet État, qui est celui de leurs exploiteurs, et qui ne peut rien être d’autre. C’est d’autant plus important dans cette période de crise du capitalisme, car l’avenir de toute la société dépendra de la capacité des travailleurs à se saisir réellement du pouvoir politique et d’en faire un instrument du renversement de la bourgeoisie.
L’histoire de la mise en place de l’État moderne, en tant qu’instrument de domination de la bourgeoisie, permet de comprendrepourquoi il est illusoire d’espérer un changement pacifique et progressif de l’ordre social et pourquoi une révolution est nécessaire, pour renverser la classe dominante et pour détruire son appareil d’État.
Au Moyen Âge, naissance et essor de la bourgeoisie
La bourgeoisie a commencé à se développer au sein du système féodal qui s’était mis en place progressivement en Europe à partir du 5e siècle, après la dislocation de l’Empire romain.
Après une longue période de grands troubles, le domaine seigneurial a fini par constituer la cellule de base de la vie sociale : le seigneur protégeait les paysans vivant sur ses terres et travaillant pour lui ; il détenait sur eux le pouvoir de police et de justice. Chaque domaine vivait quasiment en autarcie et les échanges étaient réduits au minimum. Le roi n’était guère qu’un seigneur comme les autres, bien moins puissant que d’autres à certaines périodes.
L’esclavage, fondement de l’économie pendant l’Antiquité, finit par disparaître, laissant la place au servage, qui se généralisa progressivement à une grande partie de l’Europe occidentale. À la différence de l’esclave, le serf n’était plus un meuble ou un objet, il était reconnu comme un homme, l’Église lui reconnaissait une âme, mais il devait être totalement soumis au seigneur auquel il devait des jours de travail. Le serf était attaché au domaine seigneurial, qu’il n’avait pas le droit de quitter.
À partir du 11e siècle, la société commença à changer sous l’effet de la reprise des échanges. Des commerçants acheminaient en Europe les épices d’Orient, vendaient dans les foires, qui se développaient, des draperies des Flandres. Du fer, extrait dans les mines d’Europe centrale, servait à forger des épées, dont les seigneurs avaient besoin pour leurs tournois ou leurs guerres.
Marchands et artisans se regroupèrent dans des communautés urbaines, cherchant à arracher des libertés, à rompre les liens de dépendance avec les seigneurs, réclamant le droit de tenir une foire ou un marché, ou de ne pas payer de taxes pour certaines marchandises.
Ces villes revendiquèrent le droit de s’administrer, de se constituer en communes, et certaines devinrent de véritables républiques bourgeoises s’opposant, parfois violemment, aux seigneurs locaux, comme au Mans au milieu du 11ème siècle et à Laon en 1112 par exemple, où les bourgeois tentèrent d’arracher de force à l’autorité locale – le comte au Mans, l’évêque à Laon – les concessions que celle-ci refusait d’octroyer. Au Mans, les bourgeois furent vaincus ; à Laon, au terme de luttes qui s’étalèrent sur des années, ils finirent par obtenir satisfaction. Dans d’autres cas, très nombreux, cela prit la forme d’une transaction financière. Il y eut en fait une très grande diversité de situations.
Dans ces communes, une administration se mettait en place sur la base des métiers. Leurs habitants se juraient assistance et « que l’un secourra l’autre comme son frère dans ce qui est utile et honnête », pour reprendre les termes d’un serment communal de la fin du 12e siècle. Ce serment n’était pas une simple formule. Une autre charte, à la même époque, précisait par exemple qu’au cri de « Commune ! », « les habitants devront s’assembler et courir à l’aide de celui qui l’a lancé » et que, de jour ou de nuit, en entendant la cloche du beffroi, chacun devait prendre ses armes et accourir auprès du maire. Des milices communales se constituèrent, capables d’affronter les seigneurs et de leur tenir tête.
Ainsi, en 1302, une révolte éclata dans toutes les grandes villes de Flandres, à Bruges, Gand, Ypres… Les milices regroupant des petits artisans de l’industrie drapière, tisserands et foulons, qui combattaient à pied, mirent en déroute à Courtrai la fine fleur de la chevalerie française. Plus de 60 comtes et barons, plusieurs centaines de chevaliers auraient trouvé la mort au cours de ce qu’on appela la Bataille des éperons d’or, car entre 500 et 700 éperons d’or, ôtés des pieds des chevaliers massacrés, furent suspendus comme trophées dans l’église de Courtrai.
Au sein de ces villes, une autre lutte de classe se développa, opposant le petit peuple des artisans et la riche bourgeoisie, souvent marchande. À peu près partout, cette riche bourgeoisie accaparait les fonctions d’administration. Par le jeu des alliances et des mariages, les villes tombèrent souvent aux mains de quelques grandes familles.
Ces luttes internes, qui prenaient un tour parfois très violent, permettaient aux seigneurs de s’immiscer dans l’administration des villes, certaines factions bourgeoises recherchant leur alliance pour s’imposer à leurs rivales. Cette évolution contribua au déclin du mouvement communal à partir du 14e siècle.
Dans cette période médiévale, la bourgeoisie restait trop faible, dans un cadre communal trop étroit, pour lui permettre de constituer une force indépendante. Face aux seigneurs, elle devait se chercher un allié, et elle le trouva au sommet de l’ordre féodal, dans la royauté. De leur côté, les rois s’appuyèrent sur la bourgeoisie pour imposer leur autorité à la noblesse.
En France par exemple, au 13e siècle, le roi Philipe le Bel fit appel en grand nombre à des hommes de la bourgeoisie pour créer un corps administratif indépendant des grands seigneurs du royaume. Ce fut une période où l’on redécouvrit le droit romain. Les coutumes féodales, variaient d’une région à une autre, légitimant l’autorité locale du seigneur. Le droit romain avait été élaboré dans une période où existait une autorité publique centrale incontestée et reconnue. Il pouvait ainsi donner une base juridique à un monarque désireux d’imposer sa volonté à l’ensemble des sujets de son royaume. Les légistes, comme on appelait les hommes dont Philippe le Bel s’entoura, étaient tous issus de la bourgeoisie et avaient étudié ce droit romain. Ils étaient les ancêtres de la haute fonction publique d’aujourd’hui. Pour la première fois, un simple bourgeois fut désigné comme garde des Sceaux, devenant le contrôleur du corps administratif que le roi venait de constituer.
Dans le système féodal, l’armée d’un seigneur était constituée de ses vassaux et de leurs hommes, qui lui avaient juré fidélité et lui devaient de ce fait un service militaire limité à 40 jours. De ce point de vue aussi, le roi était un seigneur comme les autres et ne disposait d’aucune force particulière. Pour avoir les moyens d’une politique indépendante des seigneurs et pouvoir aussi les mettre au pas, le pouvoir royal devait disposer d’une armée permanente et totalement à sa solde. Pour faire face à de telles dépenses, il lui fallait lever des impôts. Et à qui confier cette tâche, sinon à des hommes dont le maniement de l’argent était la spécialité, sinon la raison de vivre, c’est-à-dire à des bourgeois ?
En France, Jacques Cœur, fils de marchand et marchand lui-même, devint en 1439 argentier du roi Charles VII. Il remplit cette charge jusqu’à sa chute en 1451. Dans l’intervalle, ses affaires personnelles prospérèrent. Son titre d’argentier le plaça à la tête des finances royales, il devint aussi le fournisseur de la cour, ce qu’il ne manqua pas de faire avec un grand bénéfice. Ses comptoirs étaient répartis dans toutes les régions de France : il en possédait à Rouen, centre de son trafic avec l’Angleterre et la Flandre, à Lyon pour le commerce avec l’Allemagne et l’est de l’Europe, et à Marseille d’où partaient les marchandises destinées à l’orient, à l’Espagne et à l’Italie. Ses mines de cuivre et de plomb argentifère firent de lui un des grands industriels de l’époque. Enfin, il obtint du pape le privilège du transport des pèlerins en Orient sur ses galères, ce qui lui permit de développer un important trafic d’armes et d’esclaves avec le sultan d’Égypte. Devenu l’un des hommes les plus riches et les plus puissants de son temps, il commit l’erreur de porter ombrage au roi, qui fit saisir sa fortune et l’emprisonna. Jacques Cœur parvint à s’échapper et termina sa vie en exil.
Ainsi, le sort et la fortune de ces grands bourgeois demeuraient totalement tributaires des bonnes grâces royales. Au sein du monde féodal, la propriété bourgeoise n’était ni sacrée ni inviolable. Si le pouvoir royal recherchait l’alliance de la bourgeoisie, ce n’était pas pour lui donner le pouvoir, et bien des bourgeois en firent la cruelle expérience.
Au terme de cette évolution, à la fin du 15e siècle, des États monarchiques s’étaient constitués dans toute l’Europe. Ils devinrent le terrain de développement de la bourgeoise dans la période suivante.
Les débuts du capitalisme et le rôle de la monarchie absolue
L’ouverture de nouvelles voies de circulation maritimes vers l’Orient, la découverte de l’Amérique et sa conquête par les monarchies espagnole et portugaise constituèrent une étape décisive dans le développement du capitalisme. L’or et l’argent des Amériques se déversèrent sur l’Europe. Le commerce connut une nouvelle extension, à une échelle inconnue jusque-là.
L’abondance des métaux précieux permit à la monarchie espagnole d’atteindre au 16e siècle l’apogée de sa puissance. Elle put financer le luxe et l’apparat de sa cour et elle s’épuisa pendant plus d’un siècle à mener des guerres sur tout le continent européen. En sortant des caisses royales espagnoles, l’or et l’argent assurèrent le développement des bourgeoisies d’Europe, en particulier celles du nord de l’Europe occidentale, en Flandre et en Hollande. Une longue révolte des populations de ces régions, dirigées par ces couches bourgeoises, secoua la tutelle que le roi d’Espagne tentait de leur imposer. Cette lutte prit un caractère religieux : les armées espagnoles défendaient l’Église catholique contre les idées de la Réforme, dont se réclamaient les insurgés. À cette époque où l’Église dominait toute la vie sociale et politique, il était inévitable que chaque camp trouve dans la religion les justifications de sa lutte.
Au terme de plusieurs dizaines d’années de guerre, la Hollande finit par faire reconnaître son indépendance à la fin du 16e siècle. Dans ce nouvel État doté d’institutions républicaines, la bourgeoisie s’imposa à la direction des affaires publiques.
La flotte hollandaise, qui employait plus de marins que celles de l’Espagne, de la France et de l’Angleterre réunies, assura à ce petit pays de 2,5 millions d’habitants la prépondérance sur les mers pendant une grande partie du 17e siècle, et un quasi-monopole du commerce avec l’Extrême-Orient.
Puissance commerciale, elle développa aussi des activités de transformation : industrie lainière, teinture et tissage de la soie, taille des diamants, polissage des optiques, fabrication des microscopes, des pendules et des instruments de navigation, établissement des cartes terrestres et maritimes, impression de livres dans toutes les langues… La ville d’Amsterdam devint la grande place financière du moment.
Pour reprendre une formule de Marx, la Hollande a été, dans la première moitié du 17e siècle, la nation capitaliste par excellence.
Les guerres qu’elle dut mener face à l’Angleterre et à la France finirent par affaiblir la bourgeoisie hollandaise et par lui faire perdre sa position dominante. Pour s’imposer durablement, il fallait un État capable de livrer des guerres, de conquérir et de défendre des comptoirs coloniaux en Asie et en Afrique. C’était la grande époque du mercantilisme, qui consistait en une politique protectionniste appuyée sur de véritables guerres douanières.
En France, cette politique fut mise en œuvre par Colbert, l’un des principaux ministres de Louis XIV, chargé à la fois des finances du royaume et de sa marine. L’État développa les chantiers navals, les ports, améliorant ceux qui existaient comme Brest ou Toulon, créant celui de Rochefort. Des taxes furent appliquées sur les marchandises importées par des vaisseaux étrangers. Pour Colbert, dans cette guerre économique, les compagnies de commerce étaient « les armées du roi et les manufactures de France ses réserves ». Une manufacture rassemblait en un même lieu des dizaines, voire des centaines d’artisans. Chacun se livrait à la même activité que les autres, mais le simple fait de les rassembler simplifiait bien des problèmes d’approvisionnement et augmentait ainsi leur productivité. Plus de 400 manufactures furent créées, certaines financées par de riches bourgeois, d’autres par les deniers publics. Qu’elles aient été privées ou sous administration royale, elles avaient en commun de se voir accorder des monopoles de production ou de vente. Cela concernait aussi bien des productions de luxe, comme les tapisseries, les porcelaines, que des productions de base, comme la sidérurgie, la papeterie, l’armement, ou des produits de consommation courante, comme les tissus ou les draps.
Les révolutions bourgeoises en Angleterre et en France
Durant cette période, les monarchies française et anglaise menèrent des politiques favorisant le développement de la bourgeoisie, cherchant à s’appuyer sur cette classe pour se renforcer face à la noblesse. Mais cette alliance ne connut pas la même évolution dans les deux pays.
En Angleterre, en tentant de renforcer son autorité, le roi Charles 1er se heurta, à partir de 1640, à l’opposition de son Parlement, soutenu par une coalition de la classe bourgeoise et de la petite noblesse. Cette crise politique finit par déboucher sur une véritable guerre civile au cours de laquelle l’armée du Parlement, dirigée par Cromwell, finit par l’emporter. Le roi, déposé, fut décapité en 1649. Là encore, les camps se revendiquaient d’idéologies religieuses, le roi étant catholique et ses adversaires se réclamant de courants protestants. Mais c’était bien une révolution bourgeoise, dont l’enjeu était pour la bourgeoisie l’exercice du pouvoir à la tête de l’État.
Dans ces années-là, la bourgeoisie anglaise n’était pas encore assez développée pour prendre seule le pouvoir. La révolution anglaise déboucha sur un compromis entre la noblesse et la bourgeoisie se traduisant, sur le plan institutionnel, par la mise en place, à partir de 1688, d’une monarchie parlementaire. La noblesse et la bourgeoisie se partagèrent le pouvoir, au point de fusionner progressivement, constituant une classe dont la puissance était fondée à la fois sur les activités commerciales et la propriété foncière.
En France, la situation évolua dans une autre direction. En s’appuyant sur la bourgeoisie, la monarchie parvint à se renforcer et, sous Louis XIV, le pouvoir du roi devint absolu et incontesté. La noblesse était totalement domptée, les plus puissants seigneurs étant transformés en courtisans rassemblés au château de Versailles. Quant à la bourgeoisie, une partie d’entre elle s’intégra dans l’État en achetant des charges administratives, les offices de finances, de justice et de police étant les plus recherchés. Comme ils étaient transmissibles aux héritiers, une noblesse de robe, d’origine bourgeoise, se constitua, qui devint l’un des piliers des institutions du régime.
Parmi les bourgeois les plus riches, certains savaient créer des liens privilégiés et avantageux avec l’État. Parmi eux, Ignace François de Wendel, propriétaire depuis le début du 18e siècle de la forge d’Hayange où, en 1769, furent réalisés les premiers essais de substitution du coke au charbon de bois dans les hauts-fourneaux, une technologie qui révolutionna la sidérurgie et qui fut mise au point dans ces années-là en Angleterre. C’est d’ailleurs avec l’anglais Wilkinson que le même de Wendel créa une fonderie au Creusot, en 1789, pour produire des canons pour la marine. Parvenant à obtenir le soutien de la plupart des financiers de l’époque, les deux hommes constituèrent une société par actions au capital considérable, à laquelle participèrent aussi le trésorier général de la Guerre, le trésorier général de la Marine, l’intendant royal chargé des Armées et des Postes. Ce qui était utile pour obtenir des commandes militaires.
Mais cet État restait celui de la noblesse. Dans ce pays qui comptait à la fin du 18e siècle 26 millions d’habitants, cette classe de quelque trois cent mille personnes ne jouait pourtant plus aucun rôle économique depuis longtemps. Vivant en parasites, les nobles considéraient que travailler, c’était se déshonorer. Mais ils n’entendaient pas céder la moindre parcelle de leur domination et s’accrochaient à leurs privilèges, hérités des temps de la féodalité. Dans l’armée, les places d’officiers leur étaient réservées. Dans le clergé, les évêques étaient tous des nobles. Ils continuaient d’occuper une place prépondérante dans les sommets de l’État et, pour accéder à une position bien rémunérée, il fallait se faire le laquais d’un prince.
Face à la noblesse, la bourgeoisie revendiquait avec de plus en plus de fermeté d’être admise à participer à la gestion de l’État et à l’administration du pays. Elle avait sous les yeux le modèle de la monarchie anglaise où sa rivale, la bourgeoisie anglaise, avait su imposer des limites au pouvoir royal et s’ouvrir les portes du pouvoir politique.
En 1789, acculé par les problèmes financiers, le roi convoqua une réunion des représentants de toute la population, les États généraux, pour leur faire voter de nouveaux impôts. Ce fut le point de départ d’une mobilisation révolutionnaire. La bourgeoisie commença par en prendre la tête et obtint rapidement ce qu’elle voulait : une Constitution, une réorganisation administrative, avec notamment la suppression des douanes intérieures et l’unification des poids et mesures, permettant de créer un marché intérieur. Elle se serait bien arrêtée là, s’accommodant parfaitement d’un compromis avec la monarchie et avec les nobles libéraux. Mais ni le roi ni la majorité des nobles ne l’acceptèrent. Et sans la mobilisation populaire, celle des paysans, celle des artisans des villes, ceux qu’on appela les sans-culottes, la bourgeoisie n’aurait pas pu l’emporter. Comme le résuma Engels : « À partir de la Bastille, la plèbe dut faire tout le travail pour les bourgeois. Sans son intervention […], l’Ancien Régime aurait vaincu la bourgeoisie. »
Ces masses révolutionnaires, qui allaient au combat en criant « La liberté ou la mort », « Guerre aux palais, paix aux chaumières », inspiraient une profonde peur sociale aux couches les plus riches de la société. Mais ce petit peuple des villes et des campagnes n’était pas en mesure, à cette époque, d’empêcher la bourgeoisie le prendre le pouvoir.
La stabilisation du nouveau régime politique et social ne fut obtenue qu’avec l’arrivée au pouvoir, par un coup d’État militaire en 1799, de Napoléon Bonaparte. Il institua un régime de plus en plus personnel jusqu’à se proclamer empereur. En faisant rédiger le Code civil, qui resta longtemps quasiment inchangé, il sacralisa la propriété privée, consolidant ce qui était essentiel aux yeux de la bourgeoisie. Sous sa direction, l’État acquit l’ossature et l’organisation administratives qu’il devait garder jusqu’à nos jours et qui en fit un instrument de la domination de la bourgeoisie, dévoué entièrement à la défense de ses intérêts.
Le rôle des États dans la révolution industrielle
L’Angleterre fut le premier pays où la bourgeoisie accéda au pouvoir et par suite le premier à pousser aussi loin la révolution industrielle associée au développement du capitalisme.
La généralisation des progrès technologiques, comme la machine à vapeur et la mise au point de nouveaux métiers à tisser, permit de faire surgir des filatures, des usines sidérurgiques, employant plusieurs centaines, voire plusieurs milliers d’ouvriers.
L’État joua un rôle important, non seulement par le soutien politique et militaire qu’il apporta à l’expansion commerciale, mais aussi par la répression contre toutes les formes de révoltes ouvrières. Pour s’opposer à l’introduction de nouvelles machines qu’ils jugeaient responsables de leur ruine, des artisans s’organisèrent pour les détruire. Une loi de 1769 institua la peine de mort contre ces destructions. En 1799, toute coalition ouvrière fut interdite.
L’État dut aussi intervenir pour imposer quelques règles aux capitalistes. Ainsi, le réseau de chemin de fer fut édifié exclusivement par des sociétés privées, chacune construisant indépendamment des autres. Comme elles étaient en concurrence, chaque réseau conservait sur son territoire ses locomotives et ses équipes de conduite, sa signalisation, ses pratiques professionnelles, jalousement gardées. Pire encore, l’écartement des rails différait d’une région à l’autre. En 1845, le gouvernement britannique fut contraint de faire voter une loi imposant un écartement unique.
En avance sur tous les autres pays, l’Angleterre devint véritablement l’atelier du monde. Lorsque la bourgeoisie anglaise se sentit suffisamment forte pour dominer le marché mondial, elle abandonna la politique protectionniste menée dans la période précédente, pour devenir une fervente partisane du libre-échange, qui lui garantissait l’accès aux marchés des autres pays.
Face à cette domination anglaise, pour se développer, les autres bourgeoisies d’Europe avaient absolument besoin de l’appui d’un État libéré des entraves du féodalisme. Si la France avait connu une révolution bourgeoise, dans le reste de l’Europe, les États continuaient d’être liés aux vieilles couches aristocratiques.
Même la France avait connu, après 1815 et la défaite des armées napoléoniennes, la restauration d’une monarchie. Les nobles étaient revenus avec la volonté de reprendre leur place, mais ils durent accepter de composer avec la bourgeoisie. En 1830 à Paris, trois jours d’émeutes, appuyées par une partie des bourgeois, entraînèrent le départ du très réactionnaire roi Charles X, représentant de cette aristocratie qui n’avait rien appris et rien compris. Il fut remplacé par un autre monarque, Louis-Philippe, qui incarnait le « roi bourgeois ». Guizot, Premier ministre entre 1840 et 1848, proclamait dans un discours à l’Assemblée « Enrichissez-vous », en s’adressant à la bourgeoisie. Et, pour lui garantir cet enrichissement, il ne se contenta pas de discours. Son gouvernement fit voter une loi, en 1842, afin d’accélérer le développement des chemins de fer. L’État fournissait les terrains, finançait les travaux de construction des infrastructures, s’engageait à payer les intérêts des emprunts des compagnies en cas de déficit et garantissait le revenu des obligations émises par les compagnies.
Dans le capital des compagnies, on retrouvait les principaux noms de la banque parisienne, à laquelle le régime était étroitement lié. Mais une large partie de la bourgeoisie restait écartée du pouvoir, privée même du droit de vote réservé aux couches les plus fortunées. Son mécontentement, sa mobilisation pour obtenir une extension du droit de vote, contribuèrent à l’éclatement de la révolution de 1848.
L’échec des révolutions de 1848
Cette année-là, toute l’Europe fut ébranlée par une vague révolutionnaire qui vit se dresser tous ceux qui voulaient jeter à bas l’ancien ordre social hérité de l’époque féodale. L’enjeu de ces révolutions était, pour l’Allemagne et l’Italie, l’arrivée au pouvoir de la bourgeoisie afin d’y réaliser l’unité nationale, de les débarrasser des vestiges du féodalisme, pour développer le capitalisme.
Ces révolutions échouèrent partout, car la bourgeoisie fut arrêtée par sa peur du prolétariat et finit par se réfugier à l’abri de pouvoirs autoritaires. En France, le combat mit face à face le prolétariat et la bourgeoisie. Cette dernière, après avoir écrasé le prolétariat, préféra renoncer aux institutions républicaines et accepta finalement la mise en place du régime impérial de Napoléon III. En Allemagne et en Autriche, les régimes monarchiques furent rétablis.
Marx et Engels espéraient qu’à une étape de la mobilisation révolutionnaire de cette période le prolétariat se retrouverait en position de postuler au pouvoir. Des années plus tard, tirant les leçons politiques de cette période, Engels écrivait : « L’histoire nous a donné tort à nous et à tous ceux qui pensaient de façon analogue. Elle a montré clairement que l’état du développement économique sur le continent était alors bien loin encore d’être mûr pour la suppression de la production capitaliste ; elle l’a prouvé par la révolution économique qui depuis 1848 a gagné tout le continent et qui n’a véritablement donné droit de cité qu’à ce moment à la grande industrie en France, en Autriche, en Hongrie, en Pologne et dernièrement en Russie et fait vraiment de l’Allemagne un pays industriel de premier ordre – tout cela sur une base capitaliste, c’est-à-dire encore très capable d’extension en 1848. Or, c’est précisément cette révolution industrielle qui, la première, a partout fait la lumière dans les rapports de classes. »
Ces révolutions industrielles nécessitaient la suppression des entraves représentées par le maintien de structures féodales. La bourgeoisie fut incapable de l’imposer « par en bas », à la façon des révolutionnaires de 1789. Ces réformes indispensables au développement de l’économie furent donc menées « par en haut », par les États dictatoriaux consolidés par l’échec des révolutions de 1848.
En France, le régime du second Empire favorisa le développement des sociétés par actions, des compagnies de chemin de fer et de l’ensemble de l’industrie. En Allemagne, ce fut Bismarck, Premier ministre du roi de Prusse, représentant la couche particulièrement réactionnaire des grands propriétaires terriens, qui réalisa l’unité du pays sous son autorité, créant ainsi le marché intérieur qui avait manqué jusque-là à la bourgeoisie allemande.
Aux États-Unis et au Japon, les dernières révolutions industrielles
À la même époque, deux autres pays, les États-Unis et le Japon, furent capables de s’engager sur la même voie, à un niveau qui leur permit d’intégrer le club très fermé des grandes puissances industrielles.
Les États-Unis s’étaient constitués en regroupant les anciennes colonies britanniques d’Amérique du Nord et avaient conquis leur indépendance après plus huit ans de guerre. Mais après près d’un siècle d’existence, le pays était profondément divisé. Au Nord dominait une bourgeoisie industrielle, et au Sud une couche de gros propriétaires terriens dont la fortune était fondée sur l’économie de plantation et l’esclavage, héritée de la période coloniale. La guerre de Sécession, de 1861 à 1865, permit à la bourgeoisie du Nord d’unifier le pays et, en abolissant l’esclavage, d’établir les bases juridiques indispensables à l’essor des capitalistes qui devaient disposer « librement » d’une main-d’œuvre à exploiter.
Dans les années qui suivirent, la conquête de l’Ouest, les guerres contre les populations indiennes spoliées de leurs terres, l’arrivée de millions d’immigrants européens permirent à l’État américain de bâtir un pays à l’échelle d’un continent. La bourgeoisie américaine bénéficia ainsi de possibilités de développement bien supérieures à celles de ses concurrentes.
Au même moment, au Japon, l’État alla jusqu’à se substituer à une bourgeoisie quasiment inexistante, pour éviter de se retrouver sous la tutelle des puissances européennes. Le Japon voulait éviter de connaître le même sort que la Chine, contrainte à l’issue des guerres de l’Opium d’ouvrir totalement son marché.
À partir de 1867, l’empereur japonais Mutsuhito lança son pays dans le Meiji, l’ère de Lumières. Il soumit les grands seigneurs féodaux et édifia progressivement une monarchie forte. Il supprima les fiefs, mais les paysans devaient indemniser leurs anciens seigneurs, qui demeuraient à la tête de grands domaines.
L’État initia l’industrialisation du pays sans faire appel aux capitaux étrangers et sans les laisser pénétrer dans le pays. Après 1880, il céda au privé les entreprises qu’il avait créées. De grands conglomérats se constituèrent, tenus par quelques familles richissimes, contrôlant l’investissement et la production de tous les secteurs modernes.
Cette évolution conduisit à l’émergence d’une classe capitaliste, issue de la transformation des couches aristocratiques, qui continuèrent de marquer la société de leurs traits les plus réactionnaires.
Le mouvement ouvrier et sa politique
face à la bourgeoisie et ses États
Dans le Manifeste du Parti communiste, Marx avait commencé par décrire le rôle révolutionnaire de la bourgeoisie engagée dans une lutte pour éliminer l’ancien système social, celui de la féodalité. Pour Marx, le prolétariat devait participer à ces combats, sans être neutre, dans le camp qui luttait contre les forces aristocratiques. Mais il devait le faire en gardant son indépendance politique, pour être en mesure de mener son propre combat contre la bourgeoisie, pour la renverser.
Tant que la bourgeoisie joua un rôle progressiste dans l’histoire des sociétés, brisant les chaînes du régime féodal, se montrant capable d’opérer des révolutions industrielles en Europe, en Amérique et en Asie, l’intervention de l’État pour appuyer son développement eut aussi un caractère progressiste. Les autorités menèrent des politiques de santé publique et réalisèrent des travaux d’urbanisme dans les grandes villes afin de lutter contre les risques d’épidémie. Elles se préoccupèrent d’alphabétiser une partie importante de la population, afin de mettre à la disposition de la bourgeoisie une main-d’œuvre de plus en plus qualifiée.
Mais, pour autant, Marx et les révolutionnaires des mouvements socialistes se réclamant de ses idées se refusèrent toujours à apporter le moindre soutien aux États qui défendaient les intérêts de la bourgeoisie.
En France par exemple, dans les années 1880, des lois scolaires rendirent gratuite et obligatoire l’instruction primaire, fort utile pour le développement d’une économie moderne. Ces mesures visaient aussi à retirer le quasi-monopole de l’éducation à l’Église, l’un de ses rôles traditionnels. Les républicains bourgeois cherchaient ainsi à affaiblir l’influence des partisans d’une restauration monarchique, majoritaires au sein du clergé. Mais l’école républicaine était aussi une école du patriotisme, fixant aux enseignants la mission de former de futurs soldats prêts à mourir pour les intérêts des possédants : pratique de la marche au pas, apprentissage du maniement des armes et exercices de tir firent partie du quotidien des écoliers et lycéens. Cette IIIe République, c’était l’État de la bourgeoisie, celui qui avait écrasé dans le sang la Commune de Paris en 1871.
En Allemagne, le régime dirigé par Bismarck menait une politique très répressive, pour tenter de détruire le mouvement socialiste. À partir de 1878, une loi d’exception antisocialiste fut en vigueur, interdisant les rassemblements, les démonstrations publiques, la presse socialiste, prévoyant pour les militants des peines d’emprisonnement et des interdictions de séjour dans certaines villes et régions. Mais la loi n’empêchait pas les socialistes de se présenter aux élections et de siéger au Reichstag, le Parlement.
Accompagnant cette « politique du fouet », Bismarck menait aussi ce qu’il appelait, avec le mépris social qui le caractérisait, une « politique du bout de sucre ». Il fit voter par le Reichstag des lois d’assurance contre la maladie en 1883, une loi d’assurance contre les accidents en 1884, et même, en 1889, une loi d’assurance vieillesse. En mettant en place la législation sociale la plus avancée pour l’époque, Bismarck tentait de s’opposer à la progression des idées socialistes parmi les travailleurs et cherchait à favoriser le développement au sein du mouvement ouvrier des courants acceptant, contrairement aux socialistes, d’apporter leur soutien au régime.
Cette politique n’atteignit de façon évidente aucun de ses objectifs avant 1914. Le jeune Parti social-démocrate, dirigé par Bebel et Liebknecht, partisans des idées de Marx et Engels, parvint à s’organiser pour diffuser ses idées malgré la répression et il poursuivit sa progression électorale, faisant élire de plus en plus de députés. Au Reichstag, les représentants de la social-démocratie ne votèrent pas en faveur des lois sociales de Bismarck, refusant de lui apporter le moindre soutien. « Pas un sou, pas un homme pour ce gouvernement », telle était la devise des sociaux-démocrates allemands. Leur objectif restait alors de combattre pour préparer le renversement des classes possédantes et la prise du pouvoir par le prolétariat.
Dans cette période, le mouvement ouvrier se développait, s’appuyant sur la combativité des travailleurs, les mouvements grévistes, la création en Europe et aux États-Unis d’organisations syndicales. Des partis socialistes se créaient, se regroupant à partir de 1889 dans la IIe Internationale, dont le programme était celui de la révolution sociale, des idées internationalistes. Il existait aussi un courant dans le mouvement socialiste qui voulait limiter la lutte des travailleurs à l’obtention de réformes dans le cadre du capitalisme, sans chercher à le renverser. Si le programme de la IIe Internationale demeurait celui de la révolution sociale, les idées réformistes trouvèrent de plus en plus de partisans. Elles devinrent l’expression politique des intérêts de la bureaucratie dont le développement au sein du mouvement ouvrier était lui-même la conséquence d’une nouvelle étape du développement du capitalisme avec l’impérialisme. Les bourgeoisies les plus puissantes eurent alors les moyens d’améliorer les conditions de vie d’une fraction de la classe ouvrière, tout en intégrant une partie de ses dirigeants politiques et syndicaux à ses institutions.
À la fin du 19e siècle, le capitalisme
atteint le stade impérialiste de son développement
Conséquence de la concurrence et de la nécessité de mobiliser concentration entraîna dans tous les secteurs la formation d’entreprises géantes, de trusts, en nombre réduit, se retrouvant en position de quasi-monopole et capables ainsi de s’entendre pour limiter les effets de la concurrence, voire d’y mettre fin pour un temps en se répartissant les marchés et en fixant les prix.
En France, en 1912, les dix premières entreprises sidérurgiques contrôlaient plus de 70 % du capital total de la sidérurgie, neuf sociétés produisaient 80 % de la production totale de charbon. Aux États-Unis, dès 1900, la part des trusts représentait 50 % de la production textile, 62 % de l’alimentation, plus de 80 % de la chimie, du fer et de l’acier.
Cette évolution générale avait d’importantes conséquences et marquait une nouvelle étape pour le capitalisme, le stade impérialiste de son développement. Analysant cette nouvelle période, Trotsky écrivait : « L’élimination de la concurrence par le monopole marque le commencement de la désagrégation de la société capitaliste. La concurrence constituait le principal ressort créateur du capitalisme, et la justification historique du capitaliste. Par là même, l’élimination de la concurrence signifie la transformation des actionnaires en parasites sociaux. »
L’impérialisme, c’était le capitalisme arrivé à une phase sénile, durant laquelle s’affirmaient avec de plus en plus de force toutes les contradictions de ce système, susceptibles de freiner le développement économique. Le capital de libre concurrence avait abouti à la concentration des capitaux et aux monopoles ; les capitaux industriels et bancaires étaient devenus un seul et même capital financier qui dominait l’ensemble de l’économie.
Aux États-Unis, deux empires financiers se constituèrent, l’un formé par la First National Bank du milliardaire Morgan, et l’autre formé par la National City Bank du milliardaire Rockefeller. À elles deux, elles contrôlaient une grande partie de l’économie américaine.
Avec l’impérialisme, c’est la financiarisation de l’économie qui commence à se manifester. Au début du 20e siècle, la Grande-Bretagne n’était plus la première puissance industrielle : elle était dépassée largement par les États-Unis et l’Allemagne. Mais elle restait de loin le premier investisseur mondial. Ce n’était plus le commerce mais les activités financières qui lui permettaient de rester la première puissance économique à la veille de 1914. Quand les profits ne sont plus tirés du développement des forces de production, cela signifie que la classe dominante au sein de ce système devient elle-même une classe de plus en plus parasitaire, détournant plus de richesses qu’elle n’est capable d’en créer.
La concurrence entre les bourgeoisies amena le retour généralisé du protectionnisme en Europe, chacune protégeant son marché intérieur, qui s’avéra rapidement trop étroit. Il devenait impératif de trouver des débouchés extérieurs pour les marchandises et, plus encore, pour les capitaux.
Cette nécessité de conquérir de nouveaux marchés constitua le moteur de la course aux colonies à laquelle se livrèrent les grandes puissances de l’époque. En France, Jules Ferry, dont le nom a été associé aux lois scolaires déjà évoquées, a été aussi l’un de ceux qui se sont le plus engagés en faveur de la colonisation, en particulier en Asie, ce qui lui a valu en son temps d’être surnommé « le Tonkinois ». Dans un de ses discours, il déclarait clairement en 1885 : « La politique coloniale est fille de la politique industrielle », ou encore : « Une colonie, c’est un débouché ».
Par la force, par la terreur, en massacrant des populations en Asie et en Afrique, en usant de la politique de la canonnière, toutes les grandes puissances européennes cherchèrent à bâtir des empires coloniaux et s’affrontèrent pour accroître leurs zones d’influence. Au début du 20e siècle, les bourgeoisies ayant connu un développement plus tardif se lancèrent dans cette course aux marchés, alors que leurs concurrentes s’étaient déjà partagé le monde. Ce fut en particulier le cas de la bourgeoisie allemande qui, pour trouver des débouchés à la mesure du développement atteint par son industrie, devenue la première d’Europe, devait impérativement imposer un nouveau partage du monde.
Cette évolution conduisit au durcissement de la compétition économique et financière, à l’exacerbation des rivalités nationales. Partout les dépenses militaires s’accroissaient. En France, en 1908, les dépenses militaires représentaient plus d’un tiers des dépenses totales de l’État. En Grande-Bretagne, elles en représentaient près de la moitié. Dans chaque pays, elles fournissaient aux industriels des débouchés. Elles donnaient aussi aux militaires les moyens de nouvelles conquêtes. Mais, derrière les militaires, il y avait la dynamique des impérialismes concurrents qui conduisait inexorablement à la Première Guerre mondiale en 1914.
Les États bourgeois, instruments de la dictature du grand capital
Au stade impérialiste du capitalisme, dans tous les pays les plus développés, les grandes entreprises capitalistes ont acquis une puissance économique et sociale qui les a mis en situation de dicter leurs exigences aux États. On a assisté à une véritable fusion du capital financier et de l’appareil d’État, qui devint de plus en plus l’instrument de la dictature du grand capital. La Première Guerre mondiale accéléra fortement cette évolution.
Dans tous les pays engagés dans le conflit, l’État dut intervenir directement pour mettre sur pied une économie de guerre. L’État devait organiser la répartition des matières premières, quand il ne devait pas lui-même les acheter. Il devait aussi s’assurer que les industries jugées essentielles disposaient de la main-d’œuvre nécessaire. En effet, dans les premières semaines de la guerre, aussi bien en France qu’en Allemagne, la mobilisation générale eut pour effet de vider les entreprises de leurs ouvriers, et beaucoup se retrouvèrent quasiment à l’arrêt. Les gouvernements et les états-majors n’avaient pas envisagé que la guerre puisse se prolonger au-delà de quelques mois.
Par la suite, des ouvriers mobilisés furent affectés dans les entreprises. En France, en octobre 1915, un véritable statut de l’ouvrier militaire fut institué. Celui-ci relevait de l’autorité militaire, devait résider dans la localité où se trouvait l’établissement auquel il était affecté et était astreint au port d’un signe distinctif.
L’État se retrouvait ainsi à planifier la production, à la rationaliser et à la standardiser dans un souci d’efficacité. Mais il ne remettait pas en cause le pouvoir des capitalistes. Au contraire, cela se faisait en coopérant avec les plus puissantes entreprises. Des profits importants leur étaient garantis par la fixation de prix élevés. Mais les États furent tout de même obligés d’instaurer des contrôles plus importants. Ainsi, en Allemagne, le ministère de la Guerre se décida, à l’automne 1916, à réglementer les exportations, après avoir constaté que du fer et de l’acier allemand étaient livrés à la France et à l’Italie, via des pays neutres.
Même quand l’État finançait la construction d’usines, celles-ci restaient la propriété de capitalistes. En France par exemple, l’industriel André Citroën fit construire en six semaines une usine de production d’obus, quai de Javel à Paris, entièrement payée par des fonds publics. Un autre fabricant automobile, Louis Renault, devint rapidement un interlocuteur privilégié du ministre de la Guerre, produisant dans ses usines de l’acier, des moteurs, des obus, les premiers chars… Tout était bon car les profits étaient au rendez-vous.
À partir de 1917, l’administration alla jusqu’à imposer une spécialisation aux plus petites entreprises, contraintes de travailler en sous-traitance pour les plus grandes. Face à l’irresponsabilité d’une classe de profiteurs exclusivement préoccupés de leur intérêt personnel, l’État dut organiser et planifier l’économie pour mener à bien l’effort de guerre, c’est-à-dire pour que des millions d’hommes puissent s’entr’égorger sur les champs de bataille.
Quand les dirigeants réformistes deviennent ministres
Les dirigeants des États d’Europe étaient conscients que la guerre pouvait provoquer des mouvements de révolte. C’est pourquoi ils cherchèrent à s’assurer le ralliement des dirigeants du mouvement ouvrier. Ils n’eurent en fait aucun mal à l’obtenir dans la plupart des pays impérialistes où, pour reprendre une formule de Trotsky, ce n’était plus la résolution de la question sociale qui préoccupait les dirigeants des partis socialistes et des syndicats, mais leur propre question sociale. Cette couche de députés, de conseillers municipaux, de gestionnaires de coopératives, de journalistes, de bureaucrates syndicaux se montra tout à fait prête à participer à l’Union sacrée, d’autant plus que cela lui ouvrait de nouvelles perspectives de promotion sociale.
Dès le début de la guerre, la grande majorité des dirigeants du mouvement ouvrier passèrent dans le camp de leur bourgeoisie, appelant les travailleurs à partir se battre au front, participant au déchaînement de propagande chauvine, empêchant toute contestation de s’exprimer, collaborant à tous les niveaux avec les autorités et le patronat dans les entreprises.
En France, dès août 1914, trois socialistes firent leur entrée au gouvernement. L’un d’entre eux, Albert Thomas, en tant que sous-secrétaire d’état aux Munitions dans un premier temps, puis en tant que ministre de l’Armement à partir de décembre 1916, organisa l’économie de guerre en collaboration étroite avec le patronat. Il était aussi bien placé pour faire appel aux syndicalistes afin d’éviter les grèves.
En Angleterre, les syndicats appelèrent à la trêve industrielle, c’est-à-dire à l’ajournement de toutes les revendications. Les travaillistes ne purent siéger dans un gouvernement d’union nationale qu’à partir de mai 1915. En Allemagne, les dirigeants du Parti social-démocrate furent privés de strapontins ministériels jusqu’à la fin de la guerre, sans que cela empêche pour autant la majorité d’entre eux de faire preuve d’un dévouement à toute épreuve aux intérêts de leur bourgeoisie.
La révolution qui éclata en 1917 en Russie prouva que les craintes des bourgeoisies étaient totalement justifiées. Pour la première fois à l’échelle d’un pays, le prolétariat prit le pouvoir, sous la direction du Parti bolchevique, l’un des seuls partis de la IIe Internationale à être resté fidèle aux idées socialistes et internationalistes. À la tête du premier État ouvrier, les bolcheviks se considéraient comme l’avant-garde de la révolution mondiale. Au sortir de la guerre, une vague révolutionnaire déferla sur l’Europe et ébranla dans de nombreux pays le pouvoir de la bourgeoisie. En créant la IIIe Internationale, les bolcheviks tentèrent de constituer un véritable parti mondial de la révolution, indispensable pour permettre à la classe ouvrière de l’emporter à l’échelle internationale. Ils étaient conscients que le temps était compté et qu’une course de vitesse était engagée. Mais ce fut la contre-révolution qui l’emporta dans tous les pays où se livrèrent des combats décisifs. Les partis socialistes, qui avaient trahi en 1914, utilisèrent l’influence qu’ils conservaient parmi les travailleurs pour jouer le rôle de gardiens de l’ordre social, allant comme en Allemagne, jusqu’à diriger eux-mêmes l’écrasement des mobilisations révolutionnaires. À partir de 1920, la perspective d’une victoire du prolétariat en dehors de la Russie s’éloignait et l’État soviétique se retrouva dramatiquement isolé, réduit à ne pouvoir compter que sur ses seules forces. L’échec de cette vague révolutionnaire influa sur l’évolution du régime soviétique lui-même, favorisant sa dégénérescence bureaucratique et la mise en place de la dictature stalinienne. Sous la direction de Staline, l’État soviétique cessa d’être un facteur révolutionnaire et se comporta au contraire de plus en plus en agent du maintien de l’ordre impérialiste.
Les défaites du prolétariat et le redémarrage de l’économie permirent au monde capitaliste de connaître pour quelques années une relative stabilisation. Pendant dix ans, profitant de l’affaiblissement de ses concurrents européens, l’impérialisme américain connut un essor important, jouant ainsi le rôle de locomotive pour l’ensemble de l’économie mondiale. Mais les contradictions qui avaient conduit à la Première Guerre mondiale étaient toujours à l’œuvre et cette stabilisation ne pouvait qu’être provisoire. La crise économique des années 1930 et la marche à la guerre qui s’ensuivit entraînèrent partout une intervention de l’État à une échelle encore plus importante.
Le nazisme en Allemagne
Les traités de paix imposés par les vainqueurs privèrent l’Allemagne de toutes ses colonies. Or, durant les années 1920, l’Allemagne avait repris la place de deuxième puissance industrielle, alors que ses débouchés extérieurs étaient plus réduits qu’avant 1914.
Cette situation se retrouva encore aggravée par l’éclatement de la crise économique mondiale de 1929. L’économie allemande s’effondra littéralement. La proportion des chômeurs atteignit un niveau inconnu jusqu’alors. L’ensemble des banques se retrouvèrent en cessation de paiements. La faillite générale ne fut évitée que par l’intervention de l’État, qui prit en charge les pertes de l’économie privée.
En fait, la seule issue qui restait à la bourgeoisie allemande consistait à s’ouvrir les armes à la main, par la guerre, les marchés dont ses concurrents lui interdisaient l’accès. Pour cela, elle avait besoin d’un État fort, capable de reconstituer la puissance militaire de l’Allemagne. Par la remise en marche de l’industrie lourde, cette politique de réarmement devait être une source directe de profits. Mais elle était aussi la condition nécessaire pour reconquérir les marchés extérieurs dont l’économie allemande avait absolument besoin.
Sur le plan politique, cela nécessitait de mettre au pas les travailleurs, pour leur imposer des sacrifices et une aggravation de l’exploitation. La bourgeoisie, qui avait en face d’elle une classe ouvrière nombreuse et organisée, voulait aussi écarter tout risque de connaître une nouvelle révolution, comme celle qui avait résulté de la guerre, dix ans auparavant.
En choisissant de soutenir le Parti nazi et en lui permettant d’accéder au pouvoir, la bourgeoise allemande se donnait les moyens de réaliser ce programme.
Dès l’arrivée au pouvoir d’Hitler, en janvier 1933, les milices nazies, SA et SS, purent agir à leur guise, faisant régner la terreur, torturant et assassinant. Les militants ouvriers, communistes et socialistes, furent nombreux à être envoyés dans le premier camp de concentration ouvert à Dachau dès le mois de mars. Ce même mois, le Parti communiste fut interdit. Trois mois plus tard, le Parti social-démocrate subit le même sort. Les partis de droite décidèrent, eux, de s’auto-dissoudre. Devenu le seul parti autorisé, le Parti nazi mit en place un système d’encadrement de la population, dans tous les domaines de la vie sociale.
En mai 1933, les biens des syndicats furent transférés à une nouvelle organisation, le Front du travail, regroupant sur la base de l’entreprise patron et salariés. L’adhésion, et donc le versement d’une cotisation, étaient obligatoires. Une véritable militarisation du monde du travail fut mise en place. La grève était interdite et toute baisse de rendement individuel pouvait être considérée comme un « sabotage de l’œuvre de reconstruction du Führer ». En 1935, un livret de travail était instauré, mettant les salariés totalement sous la dépendance des employeurs. En 1938, une conscription obligatoire du travail était mise en place, l’ouvrier devant travailler dans l’entreprise désignée par les autorités.
Toute la société fut transformée en une vaste caserne : toute voix discordante était étouffée, la propagande était incessante, la Gestapo faisait régner la terreur, s’appuyant sur un système de mouchardage généralisé. Cette militarisation de la société s’accompagnait de l’organisation d’une économie de guerre, la priorité absolue étant donnée aux industries d’armement.
L’État mena une politique de grands travaux, construisant des autoroutes, des lignes de chemin de fer, des aéroports… L’objectif était de redémarrer la machine économique tout en préparant la guerre, car ces routes devaient permettre aussi aux armées d’être plus rapidement acheminées.
Cet étatisme économique ne se fit pas contre la bourgeoisie et n’entraîna pas une remise en cause de la propriété privée des capitalistes. Bien au contraire, car des participations que l’État avait été amené à prendre avant 1933 dans des banques, des entreprises sidérurgiques, des chantiers navals, furent cédées au privé.
L’État renforça la cartellisation de l’économie sous la direction des capitalistes les plus puissants. Une loi de 1933 obligea les entreprises à participer au cartel de leur branche. Et c’est au sein de ces cartels que s’organisa l’effort industriel du Reich.
Une autre mesure consista à rendre le travail impossible aux artisans, en les privant de matières premières ou de crédit. Par dizaines de milliers, les petits entrepreneurs durent abandonner leurs entreprises et se transformer en prolétaires ; ainsi, plus de 100 000 artisans devinrent des salariés entre le mois d’avril 1936 et le mois d’avril 1938.
Le dirigisme économique de l’État s’appuyait sur les puissants ensembles industriels et bancaires du capitalisme allemand. Même les groupes étrangers en bénéficièrent : les filiales de General Motors, Ford, Unilever et Shell, réinvestirent en Allemagne tous leurs bénéfices.
L’État mit en place un contrôle du commerce extérieur, qui prit de plus en plus la forme d’accords de troc. Cela n’avait rien d’exceptionnel dans cette période où, suite à la crise, chaque État menait une politique fortement protectionniste. Mais cela découlait aussi de la volonté de l’Allemagne de limiter les importations à ce qui était indispensable à l’industrie d’armement. Pour compenser cette diminution des importations, l’État encouragea le développement de produits de substitution, des ersatz industriels. Ils étaient souvent de qualité médiocre ou carrément exécrable, en particulier quand il s’agissait de produits destinés à la consommation populaire, délibérément sacrifiée. Le dirigeant nazi Goering proclamait qu’il fallait choisir entre les canons et le beurre ! Par contre, cette politique permit à beaucoup de capitalistes de la chimie, de la métallurgie, des industries textiles et alimentaires de faire leur beurre.
L’État finançait sa politique en faisant tourner la planche à billets et en s’endettant, une fuite en avant telle que la guerre devenait la seule façon d’échapper à la débâcle financière.
Le New Deal aux États-Unis
En 1933, année de la prise du pouvoir par Hitler, les États-Unis étaient plongés dans la Grande Dépression. La production avait diminué de moitié. Plus d’un tiers de la population salariée était sans emploi. Roosevelt, nouvellement élu à la présidence, lançait le New Deal. Cette « nouvelle donne » visait à relancer la machine économique au moyen d’une politique très interventionniste de l’État. Cela n’allait pas jusqu’à l’encadrement de l’économie réalisé par le nazisme, mais l’objectif était le même : sauver la bourgeoisie de la faillite de son système.
Roosevelt commença par faire passer une loi d’urgence autorisant le gouvernement à prêter de l’argent aux banques et créa un fonds fédéral d’assurance garantissant les dépôts bancaires en cas de faillite. Il mit en place le NRA, l’Administration pour une relance nationale. L’objectif était de mettre en place une forme de cartellisation, dans chaque profession, c’est-à-dire des ententes entre les grandes entreprises afin de fixer le niveau des quantités produites et, indirectement, les prix de production.
Dans le domaine de l’agriculture, pour mettre un coup d’arrêt à la baisse des prix, le gouvernement prit des mesures limitant les productions. Alors que des millions de gens manquaient de nourriture, cette loi décidait de réduire les surfaces cultivées.
Beaucoup de petits paysans du Sud furent ruinés à cause de la réduction de la production, car ils se voyaient imposer une forte réduction de leur revenu sans pour autant toucher les subventions prévues par ces programmes.
Vis-à-vis des travailleurs, l’État américain avait les moyens de mener une autre politique que la bourgeoisie allemande, consistant, non pas à détruire le mouvement ouvrier, mais à acheter sa bureaucratie. Ainsi le NRA proposait des salaires ouvriers planchers et des horaires hebdomadaires de travail plafonds. Mais aucune sanction n’était prévue contre les très nombreux patrons qui ne les respectaient pas.
Une clause du NRA, l’article 7A, affirmait le droit des travailleurs à participer à des discussions collectives avec leurs employeurs et à adhérer au syndicat de leur choix.
Le but était de favoriser les syndicats réformistes, dans le cadre d’une collaboration de classes, et de canaliser le mécontentement ouvrier. Cela impliquait aussi que la bourgeoisie accepte de leur faire une place, et d’en payer le prix. Beaucoup de patrons, y compris parmi les plus puissants, y étaient hostiles. Dans l’automobile par exemple, il fallut une puissante vague de grèves pour imposer l’implantation dans les usines de syndicats d’industrie organisant la grande masse des ouvriers.
L’État lança des grands travaux. Les chantiers d’État, au plus fort de leur activité, employèrent quatre millions de personnes, payées en dessous du minimum vital, pour ne pas concurrencer les employeurs privés. Mais le NRA ne relança pas l’économie. Des millions de travailleurs étaient toujours au chômage. La politique du New deal ne permit pas au capitalisme américain de sortir de la crise. Dès que la production repartait, elle se heurtait aux limites du marché, réduit encore par les politiques protectionnistes menées par tous les États.
Le Front populaire en France
En France, le Front populaire remporta les élections en mai 1936. C’était une alliance entre le Parti radical, pilier de toutes les combinaisons gouvernementales de la IIIe République, la SFIO et le Parti communiste. Pour la première fois, la SFIO, arrivée en tête, se retrouva à la direction des affaires de la bourgeoisie, avec le socialiste Léon Blum à la tête du gouvernement. Le Parti communiste soutenait le gouvernement mais il n’y participait pas, soucieux de rassurer la bourgeoisie. Ce gouvernement mena sur le fond une politique semblable à celle du New Deal mais, comme il disposait de moyens financiers très inférieurs, ses interventions dans l’économie furent finalement assez limitées. Il y eut bien quelques nationalisations, mais elles furent peu nombreuses et souvent partielles, comme à la SNCF où la participation de l’État se limitait à 51 %.
Le Front populaire ne relança pas davantage l’économie que le New Deal aux États-Unis. Par contre, sur le plan politique, il rendit un très grand service à la bourgeoisie. La crise et ses conséquences sociales avaient provoqué une montée de la combativité ouvrière qui culmina avec les occupations d’usines de juin 1936. S’appuyant sur les illusions suscitées par leur arrivée au pouvoir, les dirigeants du Front populaire conduisirent la mobilisation ouvrière sur une voie de garage. Beaucoup de travailleurs gagnèrent le droit de partir pour la première fois en vacances grâce aux congés payés, mais ils attendaient des changements bien plus profonds. Blum et ses alliés du PC prêchèrent la patience aux travailleurs, leur promettant des réformes et des changements qui n’eurent pas lieu. Ils démoralisèrent les millions de travailleurs qui avaient participé aux grèves de l’été 1936, les laissant désarmés devant la contre-offensive patronale, qui ne se fit pas attendre. Et finalement, en 1939, privés de toute perspective politique, les travailleurs se retrouvèrent obligés de revêtir l’uniforme, mobilisés une nouvelle fois pour défendre les intérêts de leurs exploiteurs.
À ceux qui mettaient sur le même plan l’économie planifiée de l’URSS, le fascisme, le national-socialisme et le New Deal de Roosevelt, Trotsky en 1937 répondait : « Tous ces régimes ont, c’est indubitable, des traits communs qui, en fin de compte, se définissent par les tendances collectivistes de l’économie contemporaine. » Il poursuivait : « D’un côté la bureaucratie soviétique s’est assimilé les méthodes politiques du fascisme ; de l’autre la bureaucratie fasciste, qui pour le moment s’en tient à des mesures partielles d’intervention gouvernementale, tend vers l’étatisation de l’économie et elle y parviendra bientôt. […] Mais il est faux d’affirmer que “l’anticapitalisme” fasciste est capable d’aller jusqu’à l’expropriation de la bourgeoisie. Les mesures partielles d’intervention de l’État et de nationalisation diffèrent en réalité de l’économie étatisée et planifiée, comme les réformes diffèrent de la révolution. Mussolini et Hitler ne font que coordonner les intérêts des propriétaires et régulariser l’économie capitaliste, et cela pour l’essentiel à des fins militaires. »
Les contradictions du capitalisme conduisirent une nouvelle fois les impérialismes à s’affronter pour un nouveau partage du monde lors de la Deuxième Guerre mondiale. Ce n’est pas le New Deal qui relança la machine économique américaine, mais le Victory Program, la mise en place d’une gigantesque économie de guerre à partir de 1942. En un temps record, l’impérialisme américain se donna les moyens d’armer et d’équiper une armée de plusieurs millions de soldats.
Le capitalisme ne surmonta la crise des années 1930 qu’en plongeant le monde dans une nouvelle boucherie, qui fit plus de 50 millions de morts, le ravage de pays entiers et l’horreur des camps d’extermination. La guerre se termina par le largage de deux bombes atomiques sur les villes d’Hiroshima et Nagasaki. Ce sont les pays dits les plus civilisés, les États disposant des moyens les plus avancés de la société de leur époque, qui organisèrent et planifièrent la mort de millions d’hommes. Voilà qui juge ce que fut le rôle des États au service de la bourgeoisie et de son système.
L’hégémonie américaine après 1945
Après la guerre, l’impérialisme américain se retrouva dans une position hégémonique face à ses concurrents. Les accords de Bretton Woods, signés en 1944, imposèrent le dollar comme monnaie pivot, la seule qui soit convertible en or et déterminant la valeur de toutes les autres monnaies. L’impérialisme américain garantissait ainsi la stabilité du système monétaire international, condition indispensable pour une reprise des échanges commerciaux entre les pays.
La reconstruction nécessitait un effort financier considérable. En 1947, les États-Unis lancèrent le plan Marshall. Des milliards furent débloqués sous forme de prêts accordés par des banques américaines et garantis par l’État américain. Les États-Unis accordaient un crédit à un État européen. Ce crédit devait servir à payer des biens et services provenant des États-Unis. C’était une bonne affaire pour les capitalistes américains, mais cela donnait aux États européens les moyens d’intervenir activement dans l’économie.
En Grande-Bretagne, entre 1947 et 1949, l’État créa un Office national du charbon, prit le contrôle de l’électricité et du gaz. Une Commission des transports reçut autorité sur les chemins de fer, une partie des docks, la majorité des canaux, les transports londoniens et presque tous les transports routiers de marchandises. Après la nationalisation de la sidérurgie en 1951, l’État employait 10 % de la main-d’œuvre industrielle.
En France, l’État a joué un rôle direct et actif dans la reconstruction de l’économie du pays au travers des nationalisations effectuées entre 1944 et 1946 : Charbonnages de France, EDF-GDF, transport aérien, Banque de France (qui avait déjà été nationalisée aux trois quarts en 1936), principales banques et compagnies d’assurances…
Les gouvernements imposèrent des sacrifices à la population, le rationnement fut maintenu jusqu’en décembre 1949. Les mineurs, au nom de la bataille du charbon, furent contraints à des conditions de travail qui ruinèrent leur santé.
Pour imposer ces sacrifices aux travailleurs, la bourgeoisie put compter sur la collaboration du PCF, qui participa aux gouvernements entre 1944 et 1947. Ses dirigeants amenèrent leurs militants à jouer le rôle d’une maîtrise de choc dans les entreprises, s’opposant aux grèves, présentées comme « l’arme des trusts », proclamant qu’il fallait « reconstruire d’abord, revendiquer ensuite ». Ils devinrent ainsi des agents actifs de la reconstruction de l’économie capitaliste.
Dans la partie orientale de l’Europe qu’elle contrôlait directement, la bureaucratie soviétique joua elle-même le rôle de gendarme contre les travailleurs, reconstituant de leurs ruines les États alliés des nazis ou détruits par eux.
Dans les années qui suivirent, le monde connut une vague de mobilisations et de révolutions anticoloniales, mais ceux qui en prirent la direction n’avaient pas pour but de renverser l’impérialisme. La disparition des empires coloniaux mit fin aux chasses gardées, ouvrant aux impérialismes les plus puissants des marchés qui leur étaient plus ou moins interdits auparavant. Mais les pays désormais indépendants ne connurent pas un véritable développement économique et restèrent soumis à la domination de l’impérialisme.
C’était bien une crise de la direction du prolétariat et le rôle contre-révolutionnaire du stalinisme qui permirent à la bourgeoisie de maintenir sa domination, et certainement pas son dynamisme économique.
En France, une politique étatiste au service des grands groupes capitalistes
En France, la politique étatiste se poursuivit au-delà de la seule période de reconstruction. Les gouvernements qui se succédèrent sous la IVe, puis sous la Ve République, après l’arrivée de De Gaulle au pouvoir en 1958, cherchèrent à créer de grands groupes publics dans les domaines où la bourgeoisie se montrait incapable d’occuper le terrain en y investissant les capitaux nécessaires. Ce fut le cas dans les secteurs de l’énergie, des transports, dans la construction des infrastructures routières… À chaque fois, cela permit à des industriels de décrocher de nombreuses commandes d’État très profitables. L’argent public contribuait ainsi à alimenter les fortunes privées.
Le fait d’avoir appartenu au ministère de la Reconstruction sous la IVe République a certainement été très utile à Francis Bouygues et a contribué à faire de son groupe l’un des géants du BTP. Ses relations lui servirent encore, en avril 1987, pour se faire attribuer TF1, quand le gouvernement décida de privatiser la principale chaîne publique.
Parmi les grands patrons, Ambroise Roux a été l’un des défenseurs de la libéralisation de l’économie, critiquant le « carcan public ». Cela ne l’a pas empêché de savoir, lui aussi, tirer profit de liens établis de longue date avec l’État. Il a en effet commencé sa carrière comme conseiller technique, puis directeur de cabinet du ministre de l’Industrie au début des années 1950, avant de prendre la tête de la Compagnie générale d’électricité (CGE), ancêtre de l’actuel Alcatel, groupe dont l’activité dépendait en grande partie des commandes publiques.
Toute l’organisation de l’aéronautique française est née d’une répartition des rôles établie en 1949 entre le secteur public, auquel revint le secteur très concurrentiel de l’aviation civile, et le privé, assuré du monopole sur le secteur ultra-protégé de l’aéronautique militaire et de la commande d’État. Ce qui confirme que les capitalistes sont loin d’avoir le goût du risque. Cela fit en particulier la fortune de la famille Dassault, dont les entreprises ont produit les avions de combat de l’armée française, depuis le Vautour si bien nommé, jusqu’au Mystère et au Rafale.
En 1965 fut créée l’Entreprise de recherches et d’activités pétrolières (Erap), société regroupant l’ensemble des activités pétrolières de l’État, rebaptisée deux ans plus tard Elf-Erap (Elf pour Essences et lubrifiants de France). Le groupe a développé ses activités en Afrique, au Gabon, pillant les richesses pétrolières, nouant avec les dictateurs locaux de très étroites relations, et en liaison tout aussi étroite avec l’Élysée. Il est devenu un des piliers de ce qu’on a appelé la Françafrique, avec son réseau d’hommes de main, contribuant à maintenir sous tutelle les pays de l’ancien empire colonial. Il a été aussi la source de revenus de toute la classe politique, disposant de caisses noires qui ont arrosé tous les partis circulant dans les allées du pouvoir. En 1999, Elf était devenu l’une des plus grandes entreprises françaises. De quoi susciter les convoitises de son vieux concurrent privé, l’ex-Compagnie française des pétroles (CFP), rebaptisée Total Fina, qui a absorbé Elf en février 2000, donnant naissance à l’actuel groupe Total. On a ainsi un exemple des différentes façons dont l’État sert la bourgeoisie : d’abord en créant Elf qui, en tant qu’entreprise publique, a toujours œuvré au service des intérêts de l’impérialisme français, et en permettant ensuite à cette entreprise très rentable de passer sous la coupe du capital privé.
La nationalisation de la sidérurgie à la fin des années 1970 offre un autre exemple de la façon dont l’État a pu sauver la mise à de riches industriels.
En octobre 1978, sous la présidence de Giscard, le gouvernement de droite, dirigé alors par Raymond Barre, annonçait la nationalisation partielle de la sidérurgie. L’État français, qui avait en quelques années consenti plus de 20 milliards de francs d’aides aux différents groupes sidérurgiques, décidait de transformer ses créances et celles des organismes publics en prises de participation. L’État devenait ainsi actionnaire à hauteur de 80 % du capital des grandes sociétés sidérurgiques de l’époque, Usinor et Sacilor-Sollac. L’État organisait là un sauvetage en catastrophe, car la famille des Wendel, qui dirigeait Sacilor-Sollac, aurait eu le plus grand mal à éviter la faillite.
Comme l’a raconté plus tard Jean Gandois, qui fut directeur général de Sacilor à partir de 1972, puis PDG de Sollac jusqu’en 1976 : « Les dénonciations des manœuvres étatiques, les cris d’horreur de la famille, tout cela a été une vaste mascarade. Dans les faits, il y a longtemps que les Wendel cherchaient à se débarrasser de la sidérurgie. Cela ne rapportait plus rien. L’État a organisé le sauvetage et leur a permis de sauver le reste de leur fortune. Ils n’ont pas perdu un centime dans l’affaire. Et c’était cela qui était le plus important. »
En effet, un an avant le sauvetage par l’État, la famille avait réorganisé son capital avec l’aval du Premier ministre. Le groupe familial fut divisé en deux sociétés : d’un côté, la sidérurgie en déclin, de l’autre, les activités rentables regroupées au sein d’une nouvelle structure, la Compagnie générale d’industrie et de participations (CGIP). Ainsi, lorsque l’État a pris le contrôle de Sacilor, la séparation des actifs était réalisée, et le tour était joué.
À partir des années 1970, le capitalisme en crise
Avec le début de la crise dans les années 1970, les capitalistes ont de plus en plus rechigné à immobiliser leurs capitaux dans les activités productives. En France, durant ces années, l’ensemble des investissements industriels n’a globalement pas régressé grâce aux seuls investissements publics, qui ont augmenté de plus de 10 % alors que les investissements privés diminuaient.
Mais être employé dans une entreprise contrôlée par l’État ne constituait pas une protection contre les licenciements. Les travailleurs ont pu en faire l’expérience à grande échelle avec l’arrivée de la gauche au pouvoir. Après l’élection de Mitterrand en 1981, le gouvernement Mauroy a nationalisé les cinq plus grands groupes industriels, deux établissements financiers de premier plan, Suez et Paribas, et 39 établissements bancaires.
Ces nationalisations avaient été présentées par la gauche comme un moyen de « changer la vie », de mettre en œuvre une gestion différente de celle des capitalistes. Le Parti communiste, qui participa aux gouvernements de gauche jusqu’en 1984, contribua en particulier à propager cette illusion parmi les travailleurs. Dans toutes les entreprises, et encore plus dans celles qui furent nationalisées, ses militants expliquèrent alors qu’il fallait laisser du temps au gouvernement de gauche et ne pas lui mettre des bâtons dans les roues en faisant grève. Ils désarmèrent les travailleurs qui furent rapidement soumis à l’austérité de gauche. Dans les entreprises nationalisées, l’État s’est chargé des restructurations, en assumant le coût financier et licenciant des milliers de travailleurs dans la sidérurgie – achevant dans ce secteur le sale boulot des précédents gouvernements, de droite –, l’électronique, la télécommunication…
Les actionnaires de ces entreprises n’étaient pas demandeurs d’une telle nationalisation, mais ils l’ont acceptée et ils ne l’ont pas regrettée. Ils ont été généreusement indemnisés sur la base d’estimations surévaluées et ont pu faire fructifier leurs capitaux dans des secteurs jugés plus rentables.
La financiarisation de l’économie et ses conséquences
La pression des capitaux en quête de placements et de profits rapidement réalisables a amené, un peu partout dans le monde, les États à se lancer dans la privatisation des entreprises sous son contrôle. En France, cela a commencé à partir de la fin des années 1980 avec le retour de la droite aux manettes. Par la suite, le gouvernement dirigé par le socialiste Jospin, et auquel participaient une nouvelle fois des représentants du Parti communiste, a poursuivi le mouvement. Ces privatisations massives ont permis à des capitalistes de prendre possession d’entreprises qui étaient immédiatement rentables. Mais beaucoup étaient simplement intéressés par la perspective de se livrer à de juteuses opérations boursières.
En effet, avec l’aggravation de la crise, la financiarisation de l’économie s’est accrue, la bourgeoisie continuant de cette façon à développer ses profits sans avoir à investir dans des activités productives au rendement plus incertain. Pour cette raison, la bourgeoisie exigeait de l’État une politique qui lui permette de disposer à sa guise de masses d’argent importantes.
À partir des années 1990, l’aide financière aux entreprises a pris de plus en plus la forme de subventions, de crédits d’impôt, d’allègements de cotisations sociales… Il est très difficile, sinon impossible, d’évaluer ce que représente le montant total de cette assistance financière permanente car, dans ce domaine, règne une opacité qui arrange aussi bien l’État que les entreprises.
L’un des derniers rapports sur le sujet, réalisé en 2013 par le socialiste Jean-Jacques Queyranne, ancien président de la région Rhône-Alpes, estimait que toutes ces aides représentaient une dépense annuelle de 110 milliards d’euros. En 2018, le pôle économique de la CGT est parvenu au chiffre de 200 milliards d’euros par an, à peine moins que le budget de l’État, qui était de 241,5 milliards d’euros cette année-là. Ce chiffre est encore en dessous de la réalité, car il ne prend pas en compte les aides consenties par les collectivités locales, qui représentent au bas mot des dizaines de milliards d’euros dépensés chaque année sous des formes très diverses : subventions, mise à disposition de bâtiments, de terrains viabilisés, aménagement de routes d’accès aux entreprises, aides à la formation professionnelle… Et il faut encore ajouter les subventions européennes, difficiles à recenser.
La forte augmentation entre 2013 et 2018 s’explique en grande partie par la création du Crédit d’impôt compétitivité emploi (CICE) au début du quinquennat de Hollande, un allègement fiscal équivalent à 6 % de la masse salariale, pour les salaires inférieurs à 2,5 smic. Toutes les entreprises pouvaient en bénéficier, même celles qui affichaient des bénéfices. Rien ne leur interdisait de supprimer des emplois et beaucoup d’entre elles ne s’en sont pas privées : Carrefour, Auchan, Renault, pour n’en citer que quelques-unes.
Grâce à ce dispositif, les entreprises ont bénéficié au total de plus de cent milliards d’euros mais, d’après un rapport officiel, 256 grandes entreprises avaient en 2016 capté à elles seules près de la moitié du CICE. En 2019, sous Macron, le dispositif a été pérennisé, remplacé par une baisse permanente de cotisations pour les patrons.
À une époque, les financements publics étaient destinés à aider la bourgeoisie en lui fournissant des commandes d’État mais, au moins, ils permettaient aussi de construire des ponts, des autoroutes, des équipements électroniques et téléphoniques, des centrales nucléaires qui, quoi qu’on en pense par ailleurs, produisaient au moins de l’électricité. Ce n’est plus du tout le cas aujourd’hui. Ces aides n’ont aucun effet sur l’emploi, prétexte mis en avant par les gouvernements pour les justifier. Les sommes de plus en plus faramineuses versées au patronat chaque année ne font qu’alimenter la spéculation, faisant ainsi planer la menace d’une crise financière aux effets dévastateurs.
L’État sous la coupe des financiers
Alors que la crise n’a cessé de s’aggraver, ce pillage des fonds publics a amené l’État à s’endetter de plus en plus fortement, la dette publique de la France passant de 200 milliards d’euros en 1986 à plus de 2 600 milliards fin 2020. La finance a mis l’État en coupe réglée et s’est immiscée dans tous les domaines, de la santé à l’éducation. Tout ce qui pouvait être source de profit devait lui être accessible ! Tous les gouvernements, de droite comme de gauche, ont poussé les collectivités locales, les établissements hospitaliers à recourir à l’emprunt. Plongés dans la spirale du surendettement, des hôpitaux se sont retrouvés à consacrer une part croissante de leurs ressources à rembourser leurs dettes, se privant ainsi de moyens pour soigner les patients. Parallèlement, pour continuer de faire bénéficier la bourgeoisie de cette assistance publique, l’État a cherché à faire des économies aux dépens des services publics les plus indispensables à la population. La crise sanitaire actuelle montre les conséquences désastreuses de l’état de dénuement auquel ont été réduits les hôpitaux et les Ehpad.
Au nom de cette politique d’économies, prisons, hôpitaux, stades, palais de justice, universités, nouveaux bâtiments duministère de la Défense, lignes TGV, pratiquement toutes les grandes réalisations publiques à partir de 2009 ont été réalisées dans le cadre de partenariats public-privé (PPP). Les groupes du BTP livrent des ouvrages à l’État, qui leur paye une redevance annuelle. En fait d’économies, c’est une occasion pour des grandes entreprises de piller les finances publiques. Ainsi, si la construction du nouveau palais de justice de Paris, réalisée dans le cadre d’un PPP, a été estimée à un peu plus de 700 millions d’euros, l’État devra payer plus de trois milliards d’euros sur vingt-sept ans.
Aujourd’hui, le parasitisme de la bourgeoisie a atteint un tel niveau qu’il empêche l’État d’assumer des tâches d’intérêt général. C’est la survie d’une partie de la société qui s’en retrouve menacée. Toute la société paye cette politique d’une régression générale.
Un État totalement au service de la bourgeoisie
Toutes les variétés de politiciens réformistes mentent quand ils prétendent que cet État pourrait mener une autre politique. Il est entièrement et inconditionnellement au service de la classe dominante parce qu’il lui est lié de multiples façons.
La continuité de l’appareil d’État et de son action est illustrée par le soin apporté à la formation de ses cadres. L’école des Ponts et Chaussées a été créée en 1747, sous la monarchie absolue. L’école Polytechnique a été fondée en 1794, pendant la Révolution, et militarisée en 1804 par Napoléon. Il a beaucoup été question récemment de l’ENA, l’École nationale d’administration, mais, créée en 1945, elle n’est qu’une parmi d’autres. Toutes ces écoles forment les cadres dirigeants du personnel politique, administratif et économique de la bourgeoisie. Ils se côtoient, se connaissent et intègrent des réseaux d’influence qui leur serviront tout au long de leur carrière.
Sans être nouvelle, cette interpénétration entre les milieux de la bourgeoisie et la haute fonction publique s’est encore renforcée. D’autant que, pour pouvoir bénéficier de l’argent public, il est absolument nécessaire d’entretenir des liens très étroits avec les sommets de l’État.
Les conseillers les plus en vue, les responsables de la haute administration aux postes les plus importants se voient courtisés et croulent sous les propositions. Des usages s’établissent : à chaque changement de cabinet ministériel, une majorité de conseillers partent vers les entreprises. Les allers-retours entre le public et le privé sont devenus la norme. Pour les entreprises, avoir un ancien cadre de cabinet ministériel, c’est l’assurance d’être parmi les initiés, ceux qui avant les autres connaissent les projets gouvernementaux, les discussions, les préoccupations du sommet de l’État, et d’être mieux placées pour influer sur les dossiers, de décrocher les contrats.
Si le monde des banques est particulièrement bien représenté dans cette interpénétration, cela tient au rôle prépondérant acquis par la finance dans l’économie capitaliste. Et cela ne date pas de l’élection de Macron. Avant d’être Premier ministre de De Gaulle, puis président de la République, Georges Pompidou a été banquier chez Rothschild et connaissait bien les milieux d’affaires.
La droite, qui a occupé le pouvoir pendant vingt-cinq ans à partir de 1958, a longtemps eu des relations privilégiées avec les milieux patronaux, mais la gauche a pu se rattraper après l’élection de Mitterrand en 1981. Les exemples seraient nombreux, mais il suffit de citer l’une de ses figures dirigeantes du PS, Martine Aubry. Après avoir classiquement fait l’ENA et commencé une carrière dans la haute fonction publique, au Conseil d’État, la fille de Jacques Delors, ministre du Travail de Mitterrand, a rejoint le ministère du Travail. Elle dut le quitter suite au retour de la droite au pouvoir. Entre 1989 et 1991, elle travailla au sein du groupe industriel Pechiney, directrice adjointe de son PDG, Jean Gandois, avec qui paraît-il elle se lia d’amitié. Celui-ci, devenu président du CNPF, retrouva son ancienne collaboratrice en 1997 à la tête du ministère de l’Emploi.
Le Parti communiste, lui, a longtemps été tenu à l’écart du pouvoir. Pendant des décennies, ses liens avec l’URSS et ceux qu’il entretenait avec la classe ouvrière au travers de son appareil militant, ont limité ses possibilités d’intégration. La bourgeoisie ne lui faisait pas assez confiance pour lui ouvrir durablement l’accès aux responsabilités ministérielles. Mais, au fil des participations aux côtés du PS, le PC a fait la preuve qu’il était devenu un parti de gouvernement. Aux échelons locaux, cette évolution est encore plus sensible d’une certaine façon car, depuis longtemps, ses élus – députés, maires, conseillers régionaux et départementaux – participent à des exécutifs locaux ou sont associés à la gestion des affaires. Le fait qu’ils aient acquis un rôle prépondérant dans la vie interne du PC, au détriment des militants ouvriers, est un autre symptôme de la profondeur de cette intégration au sein des institutions de la bourgeoisie.
Enfin, quand on évoque la façon dont l’appareil d’État défend l’ordre social, il faut parler aussi des bureaucraties syndicales, dont l’existence dépend aujourd’hui étroitement des institutions de la bourgeoisie. En France, cela se fait dans le cadre de ce qu’on appelle le paritarisme social. Les syndicats participent, aux côtés de représentants du patronat, à la gestion des organismes de la Sécurité sociale, de l’Assurance chômage, de la formation professionnelle. Dans nombre d’institutions mises en place par l’État, comme les Conseils économiques et sociaux, national ou régionaux, où un tiers des postes de conseillers est réservé aux syndicats. Et c’est sans compter tous les postes de permanents financés par les grandes entreprises, qui dépendent donc du bon vouloir du patronat, mais aussi des législateurs, qui peuvent modifier du jour au lendemain les règles du jeu, comme on l’a vu récemment avec la réforme remplaçant les CE par les CSE, entraîne une importante réduction du nombre d’élus dans beaucoup d’entreprises.
L’intégration des appareils réformistes au sein de la société bourgeoise est telle qu’ils sont véritablement devenus un des rouages de son appareil d’État.
En août 1940, dans Les syndicats à l’époque de décadence impérialiste, Trotsky constatait :
« [Les syndicats] ne peuvent pas être plus longtemps réformistes, parce que les conditions objectives ne permettent plus de réformes sérieuses et durables. Les syndicats de notre époque peuvent ou bien servir comme instruments secondaires du capitalisme impérialiste pour subordonner et discipliner les travailleurs et empêcher la révolution, ou bien au contraire devenir les instruments du mouvement révolutionnaire du prolétariat. »
Exproprier la bourgeoisie
Aujourd’hui, alors que le capitalisme est plongé dans une crise dont il ne parvient pas à sortir, le problème se pose dans les mêmes termes. La bourgeoisie ne peut maintenir ses profits qu’en diminuant toujours davantage la part des richesses qui revient aux travailleurs, en renforçant l’exploitation, en détruisant des emplois, en diminuant la masse salariale.
La crise actuelle révèle à quel point la bourgeoisie est devenue une classe parasitaire. À quoi sert-elle en effet ? L’État doit payer les salaires d’une partie des salariés, il doit mettre et remettre sur la table des milliards pour « soutenir l’économie », expliquent les mêmes ministres qui trouvent justifié de réduire les allocations versées aux chômeurs, de diminuer encore les pensions de retraite… Alors que les travailleurs, artisans, paysans, petits commerçants, voient leurs conditions de vie péricliter, des spéculateurs brassent des milliards, doublent, triplent leurs fortunes grâce à l’augmentation des cours boursiers. Cet enrichissement d’une minorité fait peser sur l’économie mondiale la menace d’une crise financière aux conséquences dévastatrices.
Comme la noblesse en 1789, la bourgeoisie est devenue une classe inutile et nuisible. Ces privilégiés qui vivent en parasites sur le corps social doivent être renversés !
Pour que la société reprenne sa marche en avant, pour que les formidables progrès des sciences et des techniques soient utilisés au profit de l’humanité, il est indispensable que la bourgeoisie soit expropriée, pour que l’économie ne soit plus régie par la loi du marché, par la dictature du profit imposée par les actionnaires. C’est la tâche historique qui revient aux travailleurs, la seule classe qui n’a aucun intérêt au maintien de la propriété privée. En prenant le pouvoir, les travailleurs pourront réorganiser l’économie sur la base de la propriété collective des moyens de production et de distribution, avec comme seul objectif de répondre aux besoins du plus grand nombre, en se préoccupant de préserver l’environnement et l’avenir de la planète.
Les travailleurs auront besoin d’un État qui soit le leur, qu’ils puissent contrôler, un État semblable à ce qu’ont été la Commune de Paris et les soviets pendant la révolution russe. L’évolution de cet État ouvrier sera liée à celle du reste de la société. Et nous sommes convaincus qu’il disparaîtra au même rythme que disparaîtront les classes sociales, l’exploitation et toutes les formes d’oppression.
Nous partageons la conviction exprimée par Engels, à la fin de son ouvrage L’origine, de la famille, de la propriété et de l’État :
« La société, qui réorganisera la production sur la base d’une association libre et égalitaire des producteurs, reléguera toute la machine de l’État là où sera dorénavant sa place : au musée des antiquités, à côté du rouet et de la hache de bronze. »