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Dans le monde
Ukraine : Colère populaire et risque d'éclatement du pays
La mobilisation de centaines de milliers de manifestants contre le pouvoir en place, dans les rues des grandes villes d'Ukraine, n'est pas tombée du ciel. Au début, elle rappelait les manifestations, finalement réprimées, d'il y a trois ans, quand une partie de la jeunesse, soutenue par des partis dits d'opposition et d'autres, proches du pouvoir, avait affronté la police à Kiev, pour exiger le départ du président Koutchma, compromis dans divers trafics et dans l'assassinat d'un journaliste enquêtant sur ces affaires.
Mais cette fois, les manifestations ont pris une tout autre ampleur.
Depuis des années, la population est pillée par une bureaucratie dirigeante corrompue. Elle a vu son pouvoir d'achat s'effondrer, disparaître les maigres protections sociales dont elle disposait du temps de l'URSS, tandis que les nantis et les gens au pouvoir affichaient leur enrichissement. Les élites gouvernantes pensaient ne pas avoir à se gêner puisque, malgré tout cela, la population semblait ne pas vouloir ou pas pouvoir réagir. C'est même pourquoi, lors de cette élection présidentielle, elles ont trafiqué le scrutin à grande échelle, et de façon ouverte si l'on en juge par les scènes de fraude que l'opposition a pu filmer dans les bureaux de vote et qu'on a vues sur les écrans de télévision.
Quand "trop, c'est trop"
Mais cette goutte d'eau a fait déborder le vase. Et toute la colère accumulée au fil des années s'est déversée dans la rue. D'abord dans les régions soutenant le candidat de l'opposition, puis un peu partout. Cette colère ne pouvait être dirigée que contre ceux qui sont au pouvoir (le président Koutchma et son candidat, le Premier ministre Ianoukovitch). Ils se voient maintenant présenter la facture d'années de haine impuissante de larges secteurs de la société.
Celui qui se trouve en position d'en profiter, c'est bien sûr le challenger électoral, Iouchtchenko. Il y a trois ans, il était Premier ministre du même Koutchma. Il se trouvait au coeur d'énormes scandales de corruption et de détournements de fonds. Mais depuis, il a fait une cure d'opposition et, ironie de l'histoire, il peut se présenter maintenant comme le champion de la lutte contre la fraude et la corruption.
Luttes d'appareils au sommet
Avec lui, toute une fraction de l'appareil dirigeant s'appuie maintenant sur la mobilisation de la rue pour tenter de s'emparer du pouvoir. Car si la presse présente la chose comme un affrontement entre le tandem Koutchma-Ianoukovitch et l'opposition dite "démocratique", derrière chaque camp ce sont des appareils du pouvoir qui s'affrontent. Koutchma et Ianoukovitch représentent les clans de la bureaucratie ex-soviétique qui contrôlent les grands ensembles industriels de l'est de l'Ukraine. Iouchtchenko s'appuie sur d'autres clans dirigeants: ceux des régions de l'Ouest, moins russifié et considéré comme le bastion du nationalisme ukrainien; ceux surtout des milieux financiers, dont il est le porte-drapeau depuis qu'il a dirigé la Banque centrale. Ce sont ces appuis-là qui lui avaient permis de devenir Premier ministre de 1999 à 2001. Il y a aussi ses alliés, dont celle que la presse présente comme "la madone de la démocratie", Ioulia Timochenko. Pur produit de la bureaucratie, sa spécialité a longtemps été d'avoir la haute main sur le transit de gaz et de pétrole russes destinés à l'Europe de l'Ouest via l'Ukraine. Autant dire que, parmi les protagonistes de la lutte pour la présidence, il n'y en a aucun pour racheter l'autre.
La rivalité entre ces clans ne date pas d'hier et ses péripéties forment la toile de fond d'une décennie de la vie politique officielle du pays. Mais cette fois, ceux qui avaient été plus ou moins écartés du pouvoir central se trouvent en mesure de surfer sur la vague de colère populaire pour essayer de se hisser à nouveau au faîte du pouvoir.
La pression de la rue
La presse d'ici se fait le porte-parole exclusif de Iouchtchenko le pro-occidental et de ses partisans, en ignorant tout ce qui, notamment dans les grands centres de l'Est, apparaîtrait comme soutenant le camp averse. Cela n'aide certes pas à voir clair dans les événements en cours. Il semble toutefois incontestable que la mobilisation d'une fraction de la population est massive contre le pouvoir en place, au moins à Kiev. C'est cette pression qui a amené la Cour suprême à refuser de proclamer élu le poulain du pouvoir. C'est la foule des manifestants qui a forcé les autorités centrales à envisager de nouvelles élections, d'abord dans les régions où les fraudes ont été les plus massives, puis dans tout le pays.
Pour le moment, cette mobilisation ne faiblit pas. "Des autobus de toutes les régions [au moins de l'Ouest] amènent de nouveaux manifestants dans la capitale", a déclaré dans une interview un écrivain d'opposition, parmi lesquels "beaucoup d'étudiants". Effectivement, la jeunesse intellectuelle, puis les milieux de la petite bourgeoisie urbaine, encadrés par les appareils qui soutiennent Iouchtchenko et par des organisations nationalistes et pro-occidentales, ont fourni l'ossature d'une mobilisation qu'au fil des jours d'autres secteurs de la population ont rejointe.
Alors, le pouvoir a dû lâcher du lest. Affaibli, il a vu certains de ses soutiens chercher dans quel sens le vent tournait. Ainsi, l'appel à la grève générale a été lancé par Kinakh, chef de l'ex-parti du président sortant, le Parti des entrepreneurs et des industriels!
Pour l'heure, la plupart de ces "industriels et entrepreneurs" (les dirigeants des grandes entreprises publiques créées du temps de l'URSS, situées dans l'Est et source principale de la richesse du pays) continuent à soutenir le clan Koutchma-Ianoukovitch. Ils voient d'un mauvais oeil se profiler le risque d'un nouveau relâchement des liens économiques avec la Russie, comme après la disparition de l'URSS. En effet l'industrie ukrainienne (et le pouvoir de ceux qui la contrôlent) dépend de la Russie pour ses fournitures, ses débouchés et pour son énergie. Du coup, les clans dirigeants de l'Est et du Sud ont annoncé que leurs régions refuseraient de verser leurs impôts au centre et qu'elles organiseraient des référendums sur leur autonomie, quand elles ne l'ont pas déjà décrétée.
Une réplique de l'effondrement de l'URSS
Cette situation rappelle ce qu'on a connu, il y a une quinzaine d'années, en Union soviétique, quand la lutte pour le pouvoir entre deux hiérarques de la bureaucratie, Gorbatchev et Elstine, avait mis en branle des secteurs de plus en plus larges de la population. Les chefs locaux de la bureaucratie avaient alors tous profité de l'affaiblissement du pouvoir central pour décréter l'autonomie, puis l'indépendance de leurs fiefs. Cela provoqua l'éclatement de l'URSS et un affaiblissement durable de l'économie, ainsi qu'un effondrement du niveau de vie de la population.
Ce scénario, on le voit se réenclencher en Ukraine. Le président sortant se présente, lui et son clan, comme un rempart contre cette menace, car il sait que la population ne connaît que trop le prix dont elle a payé la fin de l'URSS. Depuis l'indépendance de l'Ukraine en 1991, la présidence (qui avait eu sa part dans la disparition de l'URSS) n'a cessé de jouer de la crainte d'un nouveau morcellement du pays. Elle a louvoyé entre les clins d'oeil à ses bailleurs de fonds occidentaux et les sourires au grand voisin russe, dont l'Ukraine dépend économiquement.
C'est ce fragile équilibre du pouvoir que l'on voit aujourd'hui s'effriter, et menacer de s'effondrer. Non pas que les protagonistes de la lutte pour le pouvoir central, et les clans qui les soutiennent, aient fondamentalement changé. Mais parce que le rapport de forces a changé. Et leur affrontement s'est déplacé sur un terrain où les forces sociales et politiques qu'ils incarnent les dépassent largement.
Le pouvoir a reçu le soutien de Moscou, tandis que l'opposition est ouvertement soutenue non seulement par la rue, mais par l'Occident, et d'abord par les États-Unis. Depuis la disparition de l'URSS, les États-Unis ont fait de l'Ukraine la principale destinataire de leur aide financière (après Israël et l'Égypte). Et s'ils soutiennent Poutine, ils ne se privent pas de pousser leurs pions partout où ils le peuvent en ex-URSS: en Asie centrale, dans le Caucase, aujourd'hui en Ukraine.
La seule chance pour que cela ne débouche pas sur un nouvel éclatement du pays, dramatique pour la population, serait qu'elle prenne conscience de ce que, au-delà de leur affrontement, les Koutchma, Ianoukovitch, Iouchtchenko et autres sont ses ennemis mortels. Et qu'elle mette à profit sa mobilisation actuelle pour jeter les jalons d'un autre avenir.