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- Lutte ouvrière n°2098
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Dans le monde
16 octobre 1968 à Mexico : Le "Pouvoir noir" sur le podium des Jeux Olympiques
Le 16 octobre 1968, sur le podium des Jeux Olympiques de Mexico, deux athlètes noirs américains, Tommie Smith qui venait de remporter la course du 200 mètres et John Carlos, troisième de l'épreuve, levaient un poing ganté de noir et baissaient la tête au moment où retentissait l'hymne américain. Avec ce geste symbolique, retransmis par la presse et la télévision dans le monde entier, la lutte des Noirs des États-Unis contre la discrimination raciale venait s'afficher jusque sur la tribune des Jeux Olympiques.
Les mêmes Jeux furent émaillés de manifestations d'autres athlètes noirs, comme les quatre finalistes du relais 4x400 m se présentant sur le podium coiffés d'un béret noir. En 2008 encore, alors qu'il était question d'un boycott des Jeux de Pékin, Tommie Smith a pu déclarer qu'il ne regrettait pas un geste qui avait pourtant mis un terme à sa carrière sportive et lui avait valu, comme à d'autres opposants américains, d'être harcelé pendant des années par le FBI.
Le mouvement noir se radicalise
Depuis 1954, avec à sa tête le pasteur Martin Luther King, la lutte des Noirs américains contre la ségrégation raciale s'était développée. Mais, depuis 1963, le mouvement connaissait une radicalisation que ni la loi mettant un terme à la discrimination ni l'assassinat du leader radical Malcolm X en 1964 ne parvinrent à interrompre. Chaque été était désormais marqué par des émeutes de la population noire. Des organisations se réclamant d'un " Pouvoir Noir " se développaient. Les Noirs américains étaient en mouvement sur tous les fronts : éducation, transport, logement, emploi, etc. Il était logique que les sportifs noirs, même relativement privilégiés, finissent par se sentir concernés. Le pionnier fut le champion de boxe Muhammad Ali (médaillé olympique en 1960) qui osa dénoncer publiquement la guerre du Vietnam.
Vers le boycott des jeux ?
Tommie Smith appartenait à l'université de San José, en Californie, où les joueurs noirs de l'équipe de football américain menaçaient de boycotter les compétitions pour obtenir une égalité de conditions avec les athlètes blancs.
C'est à l'initiative de ces sportifs et d'autres militants noirs qu'un comité pour le boycott des JO vit le jour. En novembre 1967, à Los Angeles, une conférence de la jeunesse noire, soutenue par ce comité, appela au boycott. Elle exigeait aussi que les sanctions contre le boxeur Muhammad Ali soient levées et réclamait la démission du patron du Comité international olympique (CIO), Avery Brundage, connu comme étant un réactionnaire, antisémite de surcroît. La proposition de boycott fut soutenue par le pasteur King. À New York, sous l'influence d'un dirigeant de l'aile radicale, Rap Brown, les sportifs noirs boycottèrent le club athlétique de la ville. L'idée du boycott des Jeux faisait son chemin.
L'assassinat en avril 1968 du pasteur Martin Luther King en multiplia les partisans, au point qu'une partie de la presse, d'abord hostile, en parlait désormais sur un ton neutre et parfois avec sympathie. Sur ces entrefaites, trente-deux États d'Afrique noire annoncèrent qu'ils boycotteraient les JO si l'Afrique du Sud, où régnait l'apartheid et qui venait d'être réadmise dans le CIO après avoir été exclue des Jeux de 1964, y participait. Le comité pour le boycott des jeux soutint cette prise de position et annonça qu'en cas de participation de l'Afrique du Sud il n'y aurait aucun athlète noir américain aux Jeux. Pour sauver les Jeux, ses organisateurs renoncèrent finalement à inviter l'Afrique du Sud et, finalement, les sportifs noirs sélectionnés pour les Jeux acceptèrent d'y participer. Le comité pour le boycott envoya aussi un message de soutien aux étudiants mexicains, dont la lutte allait finir tragiquement.
Un camouflet pour les dirigeants américains
Chacun savait que, si Tommie Smith et John Carlos se retrouvaient sur le podium, il se passerait quelque chose. Les organisateurs exercèrent des pressions, mais sans succès. Et le 16 octobre, devant des millions de téléspectateurs, les deux athlètes levèrent leur poing ganté ; le troisième finaliste, l'Australien Peter Norman, monta sur le podium avec le badge du comité, en solidarité avec les athlètes noirs. Un peu après, Tommie Smith expliqua que le poing levé et la paire de gants noirs partagée avec John Carlos signifiaient " le pouvoir et l'unité des Noirs américains ".
La réaction du comité olympique américain fut immédiate : les deux athlètes furent suspendus de l'équipe et durent quitter le village dans les quarante-huit heures, tandis qu'on menaçait de sanctions les sportifs qui auraient le même comportement, ce qui eut pour conséquence d'amplifier la colère des athlètes noirs et aussi d'athlètes blancs. Les jours suivants, plusieurs sportifs noirs manifestèrent sur le podium. Mais, à l'inverse, il y eut aussi un geste du boxeur George Foreman en faveur du " pouvoir... des États-Unis ".
La révolte des athlètes noirs, un épisode parmi beaucoup d'autres du mouvement de protestation de la communauté noire, frappa l'opinion car elle constituait un camouflet à la face de la plus grande puissance mondiale, qui assénait des leçons de démocratie au monde entier mais se comportait avec sa population noire à peine mieux que du temps de l'esclavage.
Dans les années qui suivirent, l'État américain parvint à désamorcer la contestation explosive que représentait le mouvement noir. Il le fit, bien sûr, en réprimant les militants noirs les plus radicaux, mais la profondeur du mouvement l'obligea aussi à faire des concessions. Sans disparaître complètement, les aspects les plus racistes de la société américaine eurent tendance au moins à s'estomper. Cela eut pour conséquence d'ouvrir à des Noirs l'accès à des postes, des activités ou des responsabilités réservés jusqu'alors aux Blancs, y compris peut-être - on le saura bientôt - le fauteuil de la présidence des États-Unis.