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Dans le monde
Russie : Derrière l'élection sans surprise de Poutine
Dans une Tchétchénie qu'écrase d'une main de fer un dictateur local ami du Kremlin, Poutine, candidat du pouvoir russe à un troisième mandat présidentiel, a officiellement recueilli 99,9 % des suffrages à l'élection du 4 mars. Cela peut paraître caricatural. Encore que, dans des régions voisines du Caucase, les scores du candidat officiel sont à peine moins invraisemblables : là, comme dans bien des endroits de Russie, les autorités ne se sont pas gênées pour frauder massivement en sa faveur.
La « démocratie administrée » façon Poutine
Dans les grands centres, la triche a toutefois été moins voyante. Échaudé par la vague de manifestations qu'a suscitée sa fraude systématique aux législatives de décembre, le pouvoir a préféré ne pas jeter trop d'huile sur le feu.
Résultat : Poutine a été proclamé élu au premier tour, mais avec seulement 64 % des voix. « Seulement », car un peu partout les autorités ont bourré les urnes, falsifié le décompte des voix, expulsé les observateurs des bureaux de vote. Et aussi parce que durant la campagne Poutine est passé en boucle sur les chaînes de télévision nationales, qu'il a monopolisé les moyens financiers, techniques et humains de l'appareil d'État, les quatre autres candidats ne faisant que de la figuration.
Une contestation qui dure
Descendus dans la rue dès l'annonce des résultats, des opposants ont accusé Poutine d'être un « voleur » d'élection, en scandant : « Russie sans Poutine » ou « Nous sommes le pouvoir ». Le Kremlin, qui s'attendait à pareilles réactions, avait fait quadriller le centre de Moscou et de Saint-Pétersbourg par ses forces spéciales. D'où des centaines d'arrestations, et encore les jours suivants, car les manifestations se répétaient.
La fin des élections législatives et présidentielle n'a donc pas mis un terme aux manifestations défiant Poutine et son système. Finiront-elles par s'essouffler ? Le pouvoir l'espère. Mais il a d'ores et déjà un sérieux problème sur les bras avec une partie des couches sociales privilégiées qui le conteste. Petits entrepreneurs, avocats, journalistes, membres des professions libérales, vedettes de l'écran et de la scène, étudiants forment en effet le gros des manifestations de ces derniers mois. Et, plus inquiétant pour le pouvoir, certains éléments des couches très, très riches -- ex-membres ou proches du clan Eltsine, anciens ministres en vue, des milliardaires comme Prokhorov, jusqu'alors considéré comme un produit et une marionnette du système Poutine, même s'il est plus connu en France pour avoir été inculpé de proxénétisme lors d'un séjour à Courchevel -- pourraient rejoindre la contestation, voire en prendre la tête.
Croissance de l'économie, et de la corruption
Durant des années, une grande partie de la population a vu en Poutine l'homme qui, dirigeant la Russie depuis 2000, avait réussi à remettre de l'ordre dans le bazar de la misère qu'était devenu ce pays après la fin de l'URSS. Elle associait son nom à une période où salaires et pensions ont recommencé à être versés régulièrement, où le pouvoir d'achat, qui s'était effondré avec l'URSS, s'est redressé.
Bien sûr, Poutine a eu la chance d'arriver au pouvoir au bon moment. Car si la Russie a connu une croissance moyenne de 7 % par an de 2000 à 2008 -- les deux premiers mandats de Poutine -- c'est avant tout le résultat de la flambée des cours du pétrole et du gaz, dont elle est le premier exportateur mondial.
Les grands affairistes agissant dans l'ombre de l'État en ont profité pour s'enrichir de façon inouïe. Mais cela a également été mis à profit par toute une petite bourgeoisie : mise à mal par la fin de l'URSS, puis par le krach financier d'août 1998, ce regain de croissance lui a redonné des couleurs.
Au début de l'ère Poutine, les bourgeois petits et moyens se sont satisfaits d'un pouvoir qui, réprimant toute forme d'opposition, leur assurait un niveau de vie de plus en plus confortable. Mais, l'appétit venant en mangeant, cette « classe moyenne » en est arrivée à ne plus supporter et l'arbitraire du régime et la vénalité sans limite des gens du pouvoir.
Les petits bourgeois peuvent certes envier ou vomir les favoris enrichis du pouvoir, tel Prokhorov, mais ils ne les côtoient pas. En revanche, ils ont affaire quotidiennement à une nuée de représentants de l'autorité qui rançonnent la population dans tous les domaines possibles et imaginables : policiers rackettant les automobilistes en plein jour à Moscou ; juges qui se vendent au plus offrant et inventent des inculpations pour « négocier » la levée des poursuites ; responsables de l'éducation qui imposent, en sus des droits officiels, leur propre « taxe » d'inscription à l'université ; officiers réclamant 1 500 euros pour qu'un jeune soit réformé et échappe à un possible envoi dans une zone de combats ; pot-de-vin à verser pour obtenir le moindre papier officiel, pour pouvoir garder ouvert son petit commerce, etc.
Et le montant des pots-de-vin a suivi la courbe de la flambée des cours du pétrole ! Et cela sans que les grandes envolées contre la corruption d'un Poutine, ou de son comparse Medvedev, qu'il avait chargé de lui chauffer la place à la présidence ces quatre dernières années, changent bien sûr quoi que ce soit à ce fléau.
Bureaucratie ou « classe moyenne » : une double impasse
Depuis que l'URSS a disparu, une petite, voire moyenne bourgeoisie s'est renforcée. Mais elle découvre que, à côté des grands commis de l'État, ministres, dirigeants de grosses sociétés publiques, qui ont des revenus de milliardaires, la « classe moyenne » doit compter avec un appareil étatique pléthorique. Or non seulement celui-ci n'est pas à son service, mais il la rançonne. Lointain écho de ce que fut la bureaucratie stalinienne, cette excroissance parasitaire sur le corps de l'URSS, les millions d'individus qui composent l'appareil d'État de la Russie ne sont finalement au service que d'eux-mêmes.
Et c'est aussi sur cet écueil que se brisent les timides tentatives du Kremlin de « moderniser » l'appareil de production, afin de créer une économie capitaliste à la taille d'une grande puissance.
Pour l'heure, le régime se trouve face à une opposition larvée et parfois ouverte d'une partie des classes privilégiées, qui lui reproche de n'aller ni assez vite et ni assez loin dans le sens de l'instauration d'une économie de marché que les leaders de la contestation et le gros de leurs troupes appellent de leurs voeux.
Ce qu'il peut résulter de cette confrontation, personne n'en sait rien. En revanche, on constate que les classes laborieuses restent spectatrices de cet affrontement entre deux camps qui leur sont également étrangers. Mais l'on ne peut que souhaiter que les travailleurs entrent à leur tour en lice, cette fois avec leurs propres revendications, leur propre politique, un programme de défense de leurs intérêts de classe et finalement d'une autre perspective pour la société que celle qu'agite tel ou tel camp ou fraction des nantis de Russie.