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Dans le monde
Russie : Pouvoir, médias et opposition font assaut de xénophobie
Suite à l'assassinat d'un jeune Russe du quartier, plusieurs milliers de personnes, dont des nationalistes, allèrent demander des comptes à la police. Restée sans réponse, la foule mit à sac le marché de fruits et légumes en gros où travaillait celui qu'on désignait comme suspect, en s'en prenant aux autres travailleurs caucasiens du lieu.
Parmi eux, il y eut plus de vingt blessés. La police arrêta 380 de ces travailleurs, puis 1 200 le lendemain. Le maire pro-Poutine de Moscou, Sobianine, se déclara « du côté des Moscovites ». À la une d'un grand quotidien, il excusa même les pogromistes, dont les actes, selon lui, avaient « pour prémisses objectives la présence de migrants pour partie légale, pour partie illégale. »
La presse fit chorus. Jour après jour, elle martela sur le prétendu « problème de l'immigration ». Considérées comme seuls médias non inféodés au Kremlin, la radio Ekho Moskvy et la chaîne de télévision Dojd' ne firent pas exception. Difficile dans ces conditions de savoir que le suspect arrêté clame son innocence, ou ce qu'il en est des trafics qu'abrite le marché de gros de Birioulevo et de ceux qui en tirent de gros revenus.
Celui qui émarge au poste de chef de la sécurité du marché n'est autre que l'ex-commissaire du quartier. Mais pour éviter un déballage qui aurait mouillé d'autres responsables policiers et administratifs, le marché, de loin le plus important de Moscou, a été fermé. Du coup, les prix des fruits et légumes ont flambé dans le commerce de détail. Et là encore, on a laissé entendre que ceux qui en profitent sont les spéculateurs caucasiens.
Des mesures contre les travailleurs migrants
Dans la foulée, les autorités annoncèrent la création de 81 centres de rétention pour migrants en situation irrégulière. Des députés du parti de Poutine déposèrent une série d'amendements durcissant la loi. Leur but : accélérer les délais d'expulsion ; imposer des normes plus sévères pour obtenir un permis de travail ; contrôler les permis de travail et en réduire la validité à 45 jours...
Mesure-phare, les autorités voulaient rendre obligatoire l'obtention d'un visa russe pour les ressortissants de pays qui, jusqu'en 1991, faisaient partie du même État que la Russie, l'Union soviétique, et dont beaucoup vivent en Russie depuis des années. Bien sûr, il ne peut être question de visa pour les habitants des républiques caucasiennes de la Fédération de Russie (Tchétchénie, Daghestan, Ossétie, Kabardino-Balkarie, Ingouchie, etc.) : ils ont la citoyenneté russe. Mais cela n'empêche ni les autorités de les présenter comme de possibles terroristes, ni les nationalistes russes de les désigner à la vindicte publique, et encore moins les employeurs de les exploiter de façon éhontée.
Diviser pour régner
À Moscou, ville de 14 millions d'habitants, il y aurait deux millions de migrants. Ils y construisent les tours de Moskva City, le quartier d'affaires, et se trouvent sur tous les chantiers ou au volant de milliers de taxis collectifs. Ils font la plonge ou le service dans les cafés et restaurants, tiennent des kiosques de rue, travaillent dans de petits ateliers, sur les marchés, nettoient les stations de métro, gares, grandes surfaces et immeubles d'habitation...
Rackettés par la police qui fait la chasse au faciès, privés de leurs papiers par les employeurs, qui les tiennent ainsi et les dénoncent à la police au moindre prétexte, ils représentent une partie notable de la classe ouvrière de Russie. Et d'abord dans les grandes villes, où ils remplissent les emplois les moins qualifiés, les plus difficiles et les plus mal payés.
À Moscou, où le coût de la vie est comparable à celui de Paris, une caissière de grand magasin gagne l'équivalent de 700 euros par mois, un employé d'agence de voyage 900 euros, un imprimeur 600 euros, un ouvrier du métro guère plus. Alors, évidemment, quand le gouvernement renchérit les services publics, que l'inflation rogne le pouvoir d'achat, qu'une foule de bureaucrates exige partout des pots-de-vin exorbitants, que des entreprises licencient, le Kremlin et les nantis préfèrent que la population laborieuse se retourne contre plus pauvres qu'elle. Et à défaut de lui permettre d'avoir de quoi vivre décemment, le régime cherche à la persuader qu'elle peut se glorifier d'être russe.
Surenchère nationaliste et intérêts bien compris des nantis
Depuis 2000, année où il a accédé au pouvoir, Poutine n'a cessé d'encenser la « fierté d'être russe », de présenter tout ce qui va mal dans le pays comme le fait de « l'autre ». Il a appelé « Nachi » (Les nôtres), l'organisation de jeunesse nationaliste qu'il a créée. Il a patronné la résurgence des corps de cosaques, cette force de police antisémite et antiouvrière du temps des tsars. Il a rameuté tout ce que le pays compte de nationalistes à des degrés divers, dans la hiérarchie orthodoxe, au sein des supporters violents des clubs de foot, et jusqu'aux groupes racistes et fascistes.
Certains d'entre eux reprochent à Poutine de ne pas en faire assez contre l'immigration. Récemment, à Saratov, des nationalistes ont envahi un car et en ont sorti les migrants. En octobre, à Saint-Pétersbourg, ils ont attaqué des migrants. À chaque fois, il n'y a eu aucune arrestation.
Mais il y a aussi Navalny, le chouchou des médias occidentaux qui le dépeignent en démocrate opposé à Poutine. Figure de proue de la contestation de 2011-2012, il cherche à doubler Poutine sur le terrain xénophobe. Il est un des initiateurs de la « marche russe », ce défilé nationaliste censé remplacer la célébration de la Révolution de 1917. Candidat à la mairie de Moscou en septembre, Navalny a insisté, comme le candidat du parti dit communiste, sur la lutte contre l'immigration. Cela n'a pas empêché certains, à gauche, de soutenir le Parti communiste de la fédération de Russie ou Navalny, qui a lancé une pétition réclamant des visas pour les migrants !
Prenant ses députés à contre-pied, Poutine vient de rejeter l'idée de tels visas, rappelant que, vu le niveau de corruption de l'administration, ce serait de toute façon inefficace. Mais la vraie raison de sa prise de position, c'est que l'économie russe ne saurait se passer de la main-d'oeuvre de ces millions de migrants. Et puis, instaurer des visas contrarierait les efforts que déploie le Kremlin pour fédérer en une union douanière autour de la Russie le plus possible d'États issus de l'URSS. Vu la tangente prise par l'Ukraine en direction de l'Union européenne malgré les pressions de Moscou, c'est bien la dernière chose que souhaitent Poutine et les privilégiés russes.