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1917 : la révolution russe au fil des semaines
La révolution dans les campagnes
« La civilisation a fait du paysan un âne qui porte le bât. La bourgeoisie a seulement modifié la forme du bât », écrit Trotsky dans le chapitre de son Histoire de la révolution russe consacré à l’évolution de l’état d’esprit dans les campagnes. Les paysans, qui représentaient les trois quarts de la population, vivaient des conditions différentes suivant les régions et suivant leur situation sociale, du travailleur agricole sans terre au fermier louant la terre, en passant par les propriétaires, et dont les petits peinaient à nourrir leur famille tandis que les gros faisaient partie des notables du village. Mais au fil de la révolution, les paysans se manifesteront de plus en plus radicalement, n’hésitant pas à devancer les hésitations du gouvernement provisoire et à s’emparer directement des terres.
Dans son récit À travers la Révolution russe, le journaliste socialiste américain Albert Rhyss Williams raconte sa visite en août 1917, dans le village de Spasskoye, dans le bassin de la Volga, avec Yanishev, militant bolchévik qui en avait été banni dix ans plus tôt et n’y était pas revenu : « Depuis notre arrivée, les villageois demandaient à Yanishev de faire un discours. – Regardez, me dit Yanishev il y a dix ans, si ces paysans m’avaient soupçonné d’être socialiste ils m’auraient tué. Aujourd’hui, même sachant que je suis un bolchévik, ils viennent me demander de parler. Ils ont fait beaucoup, beaucoup de chemin depuis ! (…) Yanishev, sur la place du village, monta sur une tribune improvisée et commença à expliquer les théories des bolchéviks sur la révolution, la guerre et la terre.
La nuit succéda au crépuscule et ils écoutaient toujours. On apporta des torches et Yanishev continua son discours. Sa voix devint rauque. On lui apporta de l’eau, du thé et du kvass. La voix lui manqua et ils attendirent patiemment qu’elle lui revînt. Ces paysans, qui avaient travaillé toute la journée dans les champs, restèrent là jusqu’à une heure avancée de la nuit, plus ardents à nourrir leur esprit qu’ils ne l’avaient été à recueillir la nourriture de leur corps. (…) Il y avait un tel respect et de si anciens désirs sur ces figures qui se pressaient attentives autour de l’orateur ; une telle faim dans ces questions qui surgissaient de l’obscurité ! Yanishev tint bon jusqu’à l’épuisement complet. »
Trotsky, quant à lui, rapporte dans son Histoire de la révolution russe, les propos d’un journal libéral de Moscou, pendant l’été 1917, qui se font l’écho des préoccupations des cercles de propriétaires : « Le moujik regarde autour de lui, pour l’instant il n’entreprend rien encore, mais voyez bien dans ses yeux, et ses yeux disent que toute la terre qui s’étend autour de lui est à lui. »
Analysant les centaines de conflits se multipliant au cours de la révolution aux quatre coins de la Russie, Trotsky poursuit : « Le village luttait contre les koulaks sans les rejeter, au contraire en les obligeant à se joindre au mouvement général et à le couvrir contre les couches de droite. Il y eut même des cas où le refus de participer à un pillage fut châtié par l’exécution de l’indocile. Le koulak louvoyait tant qu’il pouvait, mais, à la dernière minute, après s’être gratté la nuque une fois de plus, attelait ses chevaux bien nourris à sa télègue, montée sur des roues solides, et partait prendre son lot. C’était fréquemment la part du lion. Ceux qui profitèrent étaient surtout des gens cossus – raconte Béguichev, paysan de la province de Penza – qui avaient des chevaux et des gens à leur disposition. C’est presque dans les mêmes termes que s’exprime Savtchenko, de la province d’Orel : “Le profit revint à la majorité des koulaks qui étaient repus et avaient les moyens de transporter du bois…” D’après le calcul de Verménitchev, sur quatre mille neuf cent cinquante-quatre conflits agraires avec les propriétaires nobles, de février à octobre, il y a eu au total trois cent vingt-quatre conflits avec la bourgeoisie paysanne. Rapport évidemment remarquable ! À lui seul, il démontre indiscutablement que le mouvement paysan de 1917, dans sa base sociale, était dirigé non contre le capitalisme, mais contre les survivances du servage. La lutte contre les koulaks ne se développa que plus tard, dès 1918, après la liquidation définitive des propriétaires nobles. »