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- Lutte ouvrière n°2865
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il y a 50 ans
La lutte des travailleurs de Lip : “On fabrique, on vend, on se paie !”
Du printemps à l’hiver 1973, l’audace des travailleuses et des travailleurs des montres Lip face aux licenciements marqua les esprits bien au-delà de la ville de Besançon où se trouvait l’usine. Après avoir occupé celle-ci, ils relancèrent la production par eux-mêmes, en se passant de patron.
Il y avait trois activités chez Lip : les montres mais aussi la mécanique (machines-outils) et l’armement. En 1962, la grande usine moderne du quartier de Besançon-Palente permettait de produire jusqu’à 600 000 montres à quartz par an. Sur 1 300 employés, on comptait 800 femmes, souvent qualifiées pour des travaux de précision.
Le patron historique, Fred Lip, avait la réputation d’être fantasque et brutal. Face à lui se trouvait un groupe de militants du PSU et de la CFDT, à dominante catholique sociale, mené notamment par Charles Piaget. Ce noyau fut renforcé par la génération issue de mai 1968, à l’occasion de deux semaines de grève avec occupation.
Confrontés à la concurrence d’entreprises comme Seiko et Kelton, les actionnaires décidèrent de licencier les travailleurs des secteurs « industrie mécanique et services annexes » et cessèrent de verser les salaires en juin 1973, en attente d’un éventuel repreneur.
Les travailleurs prennent leur sort en main
Le 12 juin, lorsque la direction convoqua un conseil d’administration exceptionnel, les délégués syndicaux sonorisèrent la salle afin que les travailleurs rassemblés à l’extérieur puissent entendre. Las de se faire lanterner, ceux-ci envahirent la salle, demandèrent des comptes, séquestrèrent les directeurs et s’emparèrent de leurs documents. Ils découvrirent les plans patronaux tenus secrets depuis des années : blocage des salaires, 480 licenciements, et même le conseil gouvernemental de « reporter [ces opérations] après les élections législatives de mars 1973 ».
Le préfet envoya les CRS, qui furent repoussés. L’usine occupée par les grévistes et leurs familles devint un lieu de démocratie ouvrière, une vraie ruche où les tâches étaient réparties : tours de garde, buvette, rédaction de bulletins d’information, comptabilité, entretien des espaces verts, préparation des repas, etc. Un comité d’action se créa et fit des propositions. Mais les décisions furent prises le plus collectivement possible, dans des assemblées générales quotidiennes et ouvertes.
La première initiative fut de mettre en sûreté le « trésor de guerre ». Des milliers de montres furent cachées dans les campagnes, parfois avec la complicité des curés. Des ventes militantes permirent à ceux qui voulaient soutenir la lutte de faire un acte politique de solidarité. Si le gouvernement et les défenseurs du droit bourgeois accusèrent ces acheteurs de recel, la population ouvrière, elle, trouvait légitime que les travailleurs disposent du fruit de leur travail.
Le 18 juin, l’assemblée générale décida de redémarrer une chaîne d’assemblage. Une banderole dans la cour de l’usine affirmait : « C’est possible, on fabrique, on vend, on se paie ! » Prenant en main tous les aspects de la production et de la vente, les travailleurs et travailleuses de Lip eurent la fierté d’assurer leur salaire par ces « paies sauvages » pendant six mois.
Police et CRS reprirent l’usine mi-août. Qu’à cela ne tienne, expliqua Charles Piaget : « L’usine, c’est pas des murs, c’est là où sont les travailleurs ». Ayant déménagé des machines, les grévistes reconstituèrent des ateliers de montage en différents endroits de la ville. Ils reprirent leurs réunions dans les cinémas ou les gymnases.
Le noyau organisateur défendait l’idée que le rôle des délégués était non pas de diriger mais d’animer la lutte. Au fur et à mesure, des confiances se nouèrent dans les rangs des travailleurs en lutte, syndiqués ou non. En prenant conscience, des personnalités se révélèrent. Les grévistes contrôlaient leurs porte-parole.
“Lip vivra !”
Le gouvernement envoya un médiateur, Giraud, qui proposa un plan incluant 354 licenciements et le retour à une gestion patronale. Mais ce fut à l’inverse « l’autogestion » qui fut discutée lors de la gigantesque manifestation de soutien du 29 septembre 1973 : comment se passer des patrons pour de bon, chez Lip... et ailleurs aussi ? Cette manifestation mémorable réunit plus de 100 000 personnes, autant que la population de la ville.
L’assemblée générale refusa le plan Giraud. Aucun travailleur de Lip ne devait se retrouver au chômage ! Ils restaient toutefois isolés. Les directions syndicales nationales CGT et CFDT affirmaient soutenir la lutte mais, comme aujourd’hui, leur seule perspective était de trouver une « solution industrielle viable ». Pour elles, la lutte des Lip était un cas particulier. Pourtant, elle dépassait de loin les circonstances locales : combien de travailleurs furent confrontés à de tels plans de licenciements par la suite ? La démonstration de ce qui était possible chez Lip ne valait-elle pas pour toute la société ?
En octobre, le Premier ministre Messmer exprima tout l’agacement patronal face à cette lutte : « Je vous le dis, Lip, c’est fini ». Pour lui, une démonstration d’autorité était nécessaire, car cette audace pouvait inciter d’autres travailleurs à oser se payer sur le capital. Dans les accords de Dole de janvier 1974, Messmer s’assura avant tout que les sept tonnes de documents et de matériel que les Lip s’étaient réappropriés seraient récupérés. L’État chargea un jeune patron rocardien à l’image souriante de « patron-social », Claude Neuschwander, de créer une entreprise qui promettait de reprendre tout le monde.
À la reprise d’activité, la nouvelle entreprise fut vite fragilisée. Hostiles, des petits patrons du Haut-Doubs refusèrent de livrer des composants de montres. Puis l’État interrompit les commandes d’horloges de tableaux de bord pour voitures Renault – alors nationalisée à 100 %. Après une dizaine d’années, les projets industriels firent faillite.
En allant jusqu’au bout de leur lutte collective pleine d’initiatives, en prenant le contrôle de leur entreprise pendant des mois, ceux de Lip ont fait la démonstration que les travailleurs, qui produisent toutes les richesses, sont capables de le faire sans patron ni actionnaire sur leur dos.
C’est cet exemple que les patrons craignaient alors que démarrait la crise économique, avec les vagues de licenciements qui n’ont pas cessé depuis.
On peut lire avec intérêt le petit livre de Charles Piaget « On fabrique, on vend, on se paye, Lip 1973 », avril 2021 Éditions Syllepse 5 euros.