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Dans le monde
Turquie : Après le tremblement de terre une situation scandaleuse
Plus de deux semaines après le violent tremblement de terre qui a secoué la région d'Izmit, près d'Istanbul en Turquie, ce sont plusieurs centaines de milliers de personnes qui se trouvent démunies de tout. Même ceux qui ont eu la " chance " d'avoir une tente pour s'abriter ont pu constater avec les récentes pluies que leurs conditions de vie devenaient intenables.
Toutes les affaires qu'ils avaient pu sauver ont été complètement trempées et, tout autour d'eux, la terre s'est transformée en boue. Des dizaines de milliers de tentes ont été montées sur des terrains plats, sans même une rigole pour évacuer l'eau de pluie. Les services de la météo avaient prévenu, deux jours après le séisme, de l'arrivée rapide de fortes pluies dans la région sinistrée. Malgré cela on a pu voir sur les chaînes de télévision turques que bien des sinistrés n'avaient que des bouts de plastique pour se protéger de la pluie. Beaucoup déjà ont pris froid. On imagine ce que cela sera cet hiver...
A cela s'ajoutent dès maintenant les problèmes dûs au manque de nourriture et de boissons. Ceux qui ont de l'argent peuvent s'acheter l'indispensable au marché noir, mais en payant le double, le triple ou plus que le prix normal. Par exemple une bouteille d'eau dont le prix normal est de 200 000 livres turques (TL), soit environ 1,50 F, est maintenant vendue dans la région sinistrée jusqu'à 1 500 000 TL... soit 22 F ! Déjà une bonne partie des sinistrés souffrent de diarrhées, dues à l'eau consommée.
Bien sûr, un élan de solidarité jamais vu s'est développé dans tout le pays dès le lendemain du séisme. Ainsi des dons de toutes sortes, en nature ou en argent, ont été collectés dans toutes les régions du pays et aussi à l'étranger, notamment là où existe une émigration turque. La presse cite des chiffres records quant aux sommes données pour secourir les personnes touchées par le séisme. Mais en apprenant ces chiffres, les sinistrés ne sont que plus en colère encore, quand ils constatent le contraste avec l'indifférence et l'inaction des autorités, quand ce n'est pas leur corruption.
La colère de la population
Le 30 août, le Premier ministre Ecevit (qui se faisait passer autrefois pour " l'ami du peuple ") a voulu visiter la petite ville de Düzce, qui se trouve dans la zone sinistrée, pour " constater la situation sur place ". Malgré toutes les mesures de sécurité, la population en colère a manifesté son mécontentement par des cris comme " Nous avons faim, nous sommes sans toit, les aides ne nous parviennent pas, les tentes ne nous sont pas distribuées ", huant Ecevit et réclamant la démission du préfet.
Les manifestations ont continué après le départ d'Ecevit, qui a préféré ne pas descendre de voiture et se réfugier à la municipalité pour déclarer à la presse, sans aucune gêne : " Comme vous avez constaté les débris ont été dégagés. Quand les débris sont enlevés rapidement, la vie reprend son cours normal aussi rapidement. Je suis très satisfait du fait que le peuple ait été très souriant. Ici les besoins de la population ont été satisfaits en grande partie. Les gens ont besoin seulement de tentes. On va les envoyer ".
Ce ton autosatisfait est aussi celui du président de la République Demirel et des autres représentants de l'Etat. Aussi, ministres, maires ou autres ont-ils été accueillis de la même façon qu'Ecevit partout où ils se sont présentés devant la population sinistrée.
Le gouvernement et l'État, corrompus et incapables de servir la population en détresse
Durant les trois premiers jours qui ont suivi le tremblement de terre, la population n'a bénéficié pratiquement d'aucune aide venant du gouvernement, de l'Etat ou de l'armée. La seule aide est venue de quelques associations locales et équipes de secours étrangères sans grands moyens. Tout le monde pensait que l'armée allait mobiliser ses soldats et mettre en oeuvre son matériel, et que le gouvernement allait réquisitionner tous les engins de déblaiement disponibles pour tenter de sauver le maximum de vies humaines. Non seulement il n'en a rien été, mais, en plus, des civils qui se sont rendus dans les casernes proches pour réclamer des engins ont essuyé des refus. La colère a été d'autant plus grande que les médias, notamment les grandes chaînes de télévision privées, ont largement informé la population de cette situation.
Jusqu'à présent, dans l'opinion d'une grande partie de la population turque, l'armée restait une institution disposant d'un certain prestige. Beaucoup conservaient l'image d'une armée au service du peuple, proche de celui-ci et en grande partie épargnée par la corruption qui touche l'ensemble des milieux gouvernementaux et de l'appareil d'Etat. Mais les quelques jours qui ont suivi le tremblement de terre ont montré à beaucoup ce qu'il en est réellement. L'image de l'armée dans l'opinion en est aujourd'hui sérieusement atteinte.
La police ne reste cependant pas inactive... quand il s'agit de s'en prendre à ceux qui protestent. Un seul exemple, le quotidien de droite à grand tirage Hürriyet (qu'on ne peut guère suspecter d'être subversif !) a rapporté comment une femme de 28 ans, Fadime Usta, émigrée en Suisse et retournée au pays pour aider sa famille après le séisme, qui avait participé au mouvement de protestation à Düzce, a été arrêtée par la police dans les jours qui ont suivi. Accusée d'être " membre d'une organisation clandestine ", elle a subi les pires humiliations pour qu'elle " accepte " de reconnaître ces accusations !
40000 victimes... de la corruption généralisée
Officiellement, le nombre de morts est de l'ordre de 14 000. Mais il ne s'agit là que des cadavres effectivement retirés des décombres. Compte tenu du nombre de disparus, le nombre réel de morts est sans doute de l'ordre de 40 000, dont pour la plupart on ne retrouvera jamais le corps, enseveli sous les ruines de leur maison. Mais, on le sait, ce grand nombre de morts s'explique moins par le tremblement de terre lui-même que par l'urbanisation anarchique et l'absence totale de respect des normes de construction antisismiques. Selon un spécialiste turc des tremblements de terre, Mustafa Ergin, qui a employé le mot de " massacre " à propos du bilan du séisme, si les normes de construction avaient été respectées celui-ci n'aurait pas fait plus de 400 à 500 morts.
Une preuve : dans la petite ville de 4 500 habitants de Tavsancil, qui se trouve en plein milieu de la faille sismique, tout près de la ville de Gölcük qui est totalement sinistrée, aucune maison n'a été endommagée par le tremblement de terre. D'après le quotidien Milliyet du 31 août, la raison est simple : la ville est gérée par un maire qui, depuis onze ans, a résisté à toutes les tentatives de corruption des promoteurs qui lui proposaient des villas ou des appartements de luxe en échange de sa complaisance. Il a veillé au respect des normes antisismiques et n'a accordé aucun permis de construire pour des immeubles de plus de trois étages sur les collines et de deux étages sur les plaines.
Ce que le tremblement de terre a mis en évidence encore une fois, c'est d'abord la corruption généralisée de l'administration. Cette corruption, qui existait déjà à grande échelle avant le coup d'Etat militaire de 1980, s'est généralisée à toutes les administrations. Tous les postes importants dans l'appareil d'Etat ont été accaparés par des parvenus dont le seul principe était de s'enrichir par tous les moyens. C'est ce pouvoir qui a permis à tous ces députés, ex-députés, maires ou anciens maires, leurs familles ou leurs cousins, de contourner toutes les lois, à commencer par celles qui avaient été prévues après un tremblement de terre ayant, déjà, dévasté cette même région d'Istanbul et d'Izmit il y a exactement 29 ans. Ils ont ainsi construit des immeubles de 8 ou 10 étages là où leur hauteur aurait dû être limitée à quatre étages, et de plus en économisant sur le ciment et la qualité des matériaux.
Pour constater que la vraie catastrophe c'est le système politique en place, il suffisait de constater que certains immeubles - construits en respectant les normes - avaient tenu debout impeccablement, tandis que d'autres, tout proches, se sont effondrés comme des châteaux de cartes, en tuant des milliers de personnes.
On a d'ailleurs vu avec quelle hâte, quelques jours après le tremblement de terre, les autorités turques ont fait évacuer les équipes de sauveteurs encore présentes, pour envoyer des bulldozers dégager les débris des maisons effondrées. Le prétexte officiel était de faire vite pour éviter les épidémies. Mais une grande partie de la population sinistrée a une autre conviction : il s'agissait au plus vite d'effacer les traces, et de rendre impossible toute enquête sur les conditions réelles dans lesquelles ont été édifiées toutes ces maisons, avec quels matériaux elles ont été édifiées et sur les raisons pour lesquelles elles se sont transformées en pièges mortels pour leurs habitants.