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Liban : Les mécanismes d'un affrontement
Au Liban, les manifestations succèdent aux manifestations. Lundi 14 mars, ce sont les partis opposants à la présence syrienne qui ont mobilisé leurs partisans en organisant une manifestation monstre à Beyrouth, faisant venir des manifestants de tout le pays. C'était la réponse à la manifestation tout aussi imposante organisée quelques jours plus tôt, le 8 mars, par les partis favorables à la Syrie, c'est-à-dire essentiellement le Hezbollah du cheikh Nasrallah et le parti Amal de Nabi Berri, principaux partis de la communauté musulmane chiite qui représente quelque 40% de la population, et aussi sa composante la plus déshéritée.
Laquelle des deux démonstrations a rassemblé le plus de monde, c'est impossible à dire, mais le fait est qu'après l'assassinat de l'ex-Premier ministre Rafic Hariri, la mise en cause de la présence syrienne et le début de l'évacuation de l'armée de Damas, le mécanisme d'un affrontement entre les différentes communautés semble se remettre en place.
Les camps qui se dessinent
Les frontières du Liban ont été tracées exprès pour le détacher de la Syrie voisine par le colonialisme français. Du même coup celui-ci l'a pourvu d'un système politique confessionnel visant à assurer la prééminence de la bourgeoisie chrétienne maronite, alliée traditionnelle de l'Occident. Lorsque en 1975 une montée des mouvements sociaux, conjuguée aux espérances nées du mouvement palestinien, a commencé à remettre en cause cette domination, une guerre civile a éclaté, qui devait durer jusqu'en 1990. Les oppositions sociales et politiques entre les masses pauvres et les couches privilégiées se sont de plus en plus cristallisées selon les contours des communautés, donnant à la guerre l'aspect d'un affrontement entre musulmans et chrétiens et celle-ci se terminant, après des massacres et des destructions sans nombre, par le rétablissement du statu quo précédent.
En reprenant leur discours habituel, à l'usage de leur propre opinion publique, pour condamner la présence syrienne au Liban, les présidents français et américain, Chirac et Bush, sont peut-être allés un peu vite, oubliant la situation réelle. Dans ce cas, la manifestation du Hezbollah et des chiites, répondant à celle des opposants à la présence syrienne, se sera chargée de la leur rappeler.
L'armée syrienne avait commencé à intervenir au Liban en 1976 au secours du camp chrétien maronite, alors menacé par les succès du camp appelé alors "palestino-progressiste". Par la suite, la politique de la Syrie a été de régner en maintenant, par sa présence militaire, un certain équilibre entre les différents camps. Malgré les apparences, les dirigeants impérialistes, de même que les régimes arabes réactionnaires qui appuyaient la Syrie, étaient fort satisfaits de voir le régime de Damas jouer ainsi un rôle de maintien de l'ordre dans un pays menacé d'éclatement, au territoire divisé entre différentes milices, sans parler de la présence au Sud, pendant une longue période, de l'armée israélienne.
Les calculs de Damas...et des dirigeants impérialistes
L'évacuation rapide de ses troupes que vient de décider le régime syrien cache sans doute un calcul politique. Les manifestations opposées qui viennent de se dérouler à Beyrouth montrent que, l'armée syrienne partie, il faudrait peu de choses pour que les affrontements reprennent entre les différents partis établis sur une base confessionnelle: le Hezbollah chiite, le parti dit "socialiste" du druze Walid Joumblatt, et les différents partis chrétiens. Le front entre Joumblatt et les partis chrétiens, constitué pour demander le départ de la Syrie, pourrait d'ailleurs rapidement se diviser car certains partis chrétiens, comme ceux de l'ex-président Amine Gemayel ou du général Aoun soutenu par la France, sont même prêts à s'allier avec Israël, au contraire sans doute de Joumblatt.
Dans ces conditions, si l'affrontement qui se dessine au Liban s'aiguisait, certains de ceux qui aujourd'hui crient haut et fort contre la présence de la Syrie pourraient peut-être rapidement l'appeler de nouveau au secours.
Il est même possible, en fait, que l'évacuation rapide des troupes de Damas cache un marchandage plus global en sous-main avec les dirigeants impérialistes, non seulement sur la présence de la Syrie au Liban mais sur le rôle qu'elle joue dans le soutien à la guérilla sunnite en Irak et sur la question du Golan syrien occupé par Israël. On verra plus tard ce qu'il en est de cette diplomatie secrète des dirigeants impérialistes, sans parler de l'intervention plus ou moins contrôlée de leurs différents services secrets.
Le carcan confessionnel
Reste que, pour l'instant, les manoeuvres des uns et des autres font resurgir à la surface un affrontement arrêté sur ses positions à la fin de la guerre civile, mais nullement disparu. Malheureusement, plus encore que dans les années soixante-dix, l'aspect communautaire et confessionnel pourrait y prendre le pas. Pourtant, dans un contexte de crise sociale et économique, le fossé s'est encore approfondi entre les masses les plus déshéritées et le Liban des riches affairistes dont le Premier ministre assassiné, Rafic Hariri était le symbole. La classe ouvrière est maintenant en grande partie constituée de travailleurs syriens immigrés, en butte au mépris, aux insultes et parfois aux agressions d'une petite-bourgeoisie libanaise qui les prend pour cible en les rendant responsables de la politique de Damas.
Dépasser le cadre confessionnel imposé par les partis chrétiens et druzes mais aussi par le Hezbollah chiite, cela est certainement aujourd'hui très difficile. Cependant, ce serait la seule voie pour unir les travailleurs libanais et syriens et les masses pauvres des deux pays autour de leurs revendications sociales et politiques et pour faire éclater le carcan constitué par les divisions artificielles héritées du colonialisme et les intrigues des différentes puissances qui se disputent les influences dans toute la région.